Cinquante
ans après les représentations mythiques d'Aida dans les thermes
de Caracalla avec la jeune Anita Cerquetti dans le rôle titre, le
Théâtre de l'opéra de Rome a de nouveau inscrit (1)
le chef d'oeuvre créé au Caire le soir de la Noël 1871,
au programme de sa saison estivale pour neuf soirées, avec une nouvelle
production construite en collaboration avec l'Opéra de Washington.
Ceci expliquant sans doute cela, Placidò Domingo, qui dirige très
régulièrement, depuis 1975, cette oeuvre dans laquelle il
s'est illustré vocalement près de 80 fois, a tenu la baguette
les deux premières soirées, Giovanni Reggioli, qui travaille
avec lui à Washington, prenant le relais pour les sept autres répliques.
L'orchestre a paru parfaitement en place, même si la sonorisation,
particulièrement peu discrète, nuit à la qualité
de la pâte sonore, à tel point que les rares interventions
de musiciens hors champ des micros apparaît comme un bain de jouvence.
Dès avant les premières
mesures du prélude, le public est invité à se mettre
dans l'ambiance : des projections visuelles sur les murs des Thermes le
plongent dans un monde de hiéroglyphes, en noir et blanc, qui, avec
la tombée du jour, font un effet boeuf (comme dirait le Dieu Apis...).
L'équipe chargée de la production, composée d'Alberto
Mastromattei et Patrick Watkinson, sous la direction de Paolo Miccichè,
a mélangé, au fil des quatre actes, les images colorées
issues, par exemple de peintures ornant les tombeaux de la Vallée
des Rois, les photos des colonnes du temple de Louxor ou même...des
éléments bien romains : le début de l'acte II voit
Amnéris prendre son bain, nue, devant un décor reprenant
certains motifs de mosaïques des Thermes de Caracalla. Précisons
pour les pudiques qu'une figurante a été, peu discrètement,
substituée à la mezzo soprano incarnant, à tous les
sens du terme, la fille du roi. L'effet est amusant, mais peu crédible
compte tenu de la corpulence respective des deux jeunes femmes qui se succèdent
sur scène... Au total, la production, classique pour le reste, est
d'excellente facture et ne sombre jamais dans la banalité ou l'ennui.
Un mot sur les ballets. Les farceurs
étaient à l'affût : ils savaient que les ballets de
Montecarlo avaient été contraints, au début du mois
de juillet, d'interrompre leur Roméo et Juliette à cause
de l'humidité ambiante qui faisait chuter les danseurs. Mais rien
de tel pour Aïda : les danseurs du corps de ballet de l'opéra
ont bravé les risques avec une chorégraphie faisant largement
appel aux petits serpentins fluorescents qui font fureur les soirs d'été
sur les bords de plage.
Sylvie Valayre, annoncée souffrante
quelques jours avant le spectacle, a tout de même assumé le
rôle titre, en alternance avec Isabelle Kabatu et Virginia Todisco.
A la satisfaction de voir confirmée sa participation, au dernier
moment, succède, dès son entrée en scène, une
déception certaine. La voix est tendue, notamment dans l'aigu, qui
fait craindre le pire, le vibrato appuyé et l'ensemble manque singulièrement
de rondeur. C'est dommage car la musicalité est belle et le souci
des nuances constant. Sur scène, l'actrice est crédible,
isolée dans un monde qui n'est pas le sien. Elle reprendra le rôle
de l'esclave éthiopienne fille de roi en mars prochain à
Vienne.
Le "condottiere supremo" égyptien,
son amant, est Mario Malagnini, que sa longue carrière (il fut lauréat
du concours Tito Gobbi il y a 22 ans !) a finalement moins éprouvé
qu'on ne pouvait s'y attendre. Certes, il chante souvent bas, ne néglige
aucun portamento à la limite de la vulgarité... mais
il reste du bon côté de cette limite. La vaillance et le brillant
de son timbre suffisent, au moins pour la sonorisation des Thermes.
La mezzo bulgare Mariana Pentcheva
incarne Amnéris, avec conviction et engagement même si la
prestation n'atteint jamais l'intensité de sa regrettée (au
moins par certains) compatriote Ghena Dimitrova. Le reste de la distribution
est complétée par le roi sonore de Luciano Montanaro et par
le Ramfis d'Alfredo Zanazzo. Ce dernier confesse sur son site internet
une passion pour l'astrophotographie, la peinture à l'huile et la
musique jazz. Voilà de quoi l'occuper s'il décide de se reconvertir,
ce que l'on ne peut que lui recommander de faire au vu de sa prestation.
En fait, et on pouvait s'y attendre
depuis son Conte de Luna, l'an dernier au même endroit, et son Posa
au Teatro Costanzi, le plus convaincant, et de loin, est l'Amonasro de
Giovanni Meoni : habitué du rôle qu'il a notamment chanté
à Munich, en mars 2003, aux arènes de Vérone en août
2002 et déjà à Rome au Teatro Argentina en janvier
2003, il se promène littéralement dans une partition au demeurant
brève. La voix, longue, avec des aigus ténorisants, est magnifique
et parfaitement projetée, la caractérisation convaincante.
Un dernier mot sur l'ambiance. Certes,
c'est l'été romain, les avions jouent aux "balletti" entre
Ciampino et Fiumicino, la sono laisse penser qu'on est en playback... mais
quand même : l'accueil est totalement indifférent, ce qui
doit être le pire pour un chanteur professionnel. Il devient carrément
grossier lorsque le public quitte, en masse, les travées alors que
le duo final "O fatal pietra" vient à peine de commencer. Sans doute
l'heure tardive et la rareté des taxis romains l'expliquent en partie.
Mais à la dernière mesure, c'est l'exode, si bien que les
chanteurs, à peine applaudis, finissent de saluer devant des travées
vides. Décidément le public romain, quand il vient (le Teatro
Costanzi est la plupart du temps bien vide), n'a qu'une hâte : rentrer
chez lui. Bons ou mauvais, les chanteurs ne méritent pas cela.
Jean-Philippe THIELLAY
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Notes
1. Les Thermes de Caracalla
ont accueilli Aïda en 1938 et 1939, le 12 juillet 1945 pour la première
saison estivale de l'après-guerre et presque chaque année
ensuite jusqu'à la dernière de 1993. Cet été-là,
Piero Cappuccilli, disparu récemment, incarnait Amonasro.