Deux
compositeurs pour une même partition. Qui fit quoi alors ? "Le
secret de notre collaboration ? Il n'y en a pas. La main gauche. La main
droite." confiaient ironiquement Ibert et Honegger, ramenant avec raison
de six à cinq actes la pièce de Rostand.
Un secret jalousement gardé
? Un secret de polichinelle oui... Qu'il nous soit permis de supputer qu'Ibert
transpire allègrement dans les plages sentimentales et Honegger
dans les passages d'héroïsme comme cette hallucinante évocation
de la bataille de Wagram. C'est à Gunsbourg que l'on doit le partage
de l'oeuvre : "Il n'y en a qu'un pour faire les batailles, c'est Honegger".
Dont acte...
Alors cet Aiglon, que donne-t-il
? Des pages au charme indubitable. Le métier est toujours présent,
la facilité aussi avec l'insertion de chants patriotiques ou de
comptines enfantines. On sent que les deux musiciens maîtrisent toutes
les ressources et ficelles de leur technique comme en témoigne le
naturel de la déclamation lyrique. Traitée à la manière
des images d'Epinal, l'oeuvre est intense, pathétique, directe.
Reconnaissons également qu'avec
habileté et finesse, le chirurgien-librettiste Henri Caïn s'est
tiré d'affaire avec brio, même si son texte ne peut toujours
respecter le rythme dramatique du poète marseillais, entre panache
et rouerie du verbe propres à faire pleurer Margot.
Bref, sur un texte suranné
parfois bien proche de l'opérette, voici un drame mi-aristocratique,
mi populaire mêlant adroitement les deux genres, une viennoiserie
sucrée salée à point pour faire rêver le petit
peuple toujours amoureux des brillants salons. Si en plus l'infortuné
et tuberculeux Roi de Rome (et pour certains fils du "Boucher de l'Europe")
en est le héros...
C'est avec plaisir que l'on salue
ici le retour de Patrice-Caurier et Moshe Leiser.
Le talentueux tandem (n'oublions
pas les décors signés Fenouillat et les costumes de Cavalca)
vient de signer dans la cité phocéenne sans aucun doute LE
spectacle de l'année car bourré de théâtre,
de vie, de lumières (Christophe Forey), de vérité
(un bémol pour les chaussures de drag queen portées
par certains), d'intelligence, d'amour tout simplement.
Certains tableaux comme le monologue
de Metternich/Nosferatu ou les apparitions cadavériques à
Wagram (avec des masques sortis du J'accuse de Gance) sont réellement
terrifiants, la mort de l'Aiglon poignante dans sa vérité
nue.
Une création marseillaise
réussie en tous points !
Tout repose ici, on le sait, sur
le choix du protagoniste. Alexia Cousin possède la voix du rôle,
de la présence, de la conviction, de la prestance, elle impose avec
grâce un personnage plein de force fragile, de difficulté
d'être, d'enthousiasme et de refus. Elle ne mérite que des
éloges.
Autre rôle en or : Flambeau,
l'ancien grognard devenu laquais/conspirateur puis martyre. Irrésistible
de conviction, de naturel, bon comédien, Alain Vernhes emporte l'adhésion
la plus complète.
Belle surprise aussi avec le cauteleux
Metternich de Marc Barrard. Une stature, un format vocal impressionnant,
tout de flammes haineuses, d'autorité inquiétante, de rage
extériorisée. Une grande et belle composition à l'actif
du baryton nîmois.
Pertinentes interventions du reste
du plateau : Charles Burles (Gentz) cabotine avec esprit, Brigitte Fournier
coule avec la limpidité d'une " Petite Source"... Impossible de
les citer tous.
Dans la fosse, Patrick Davin livre
une exécution fine et nuancée de cet opéra qui pourra
certes plaire par son lyrisme aisé, mais ne sera jamais le chef-d'oeuvre
immortel qu'on voudrait bien nous faire croire.