Avec Akhnaten de Philip Glass
(créé en 1984) et Three Tales de Steve Reich (créé
le 12 mai 2002), le Festival Musica (qui fête cette année
ses 20 ans) et l'Opéra National du Rhin (qui fête lui ses
30 ans) nous permettent d'observer comment deux compositeurs contemporains
américains se positionnent face au genre de l'opéra. Le moins
que l'on puisse dire est que leurs conceptions sont radicalement différentes.
Phil Glass développe une esthétique
relativement traditionnelle du point de vue de la forme (opéra découpé
en actes et scènes, orchestre dans la fosse, chanteurs et choeurs
sur scène, etc.), un peu moins du point de vue du fond (succession
de tableaux indépendants sans souci de narration). Steve Reich,
lui, propose un "opéra vidéo" qui s'affranchit des carcans
du genre, au point que l'on peut se demander si le terme "opéra"
convient encore (même accolé à "vidéo")...
En effet, dans Three Tales, les musiciens
(une dizaine) sont sur scène, entourés par quelques chanteurs
qui officient tel un choeur tout au long de l'oeuvre, se mouvant sur une
estrade, avec un jeu de scène des plus minimalistes (à la
Bob Wilson). Ce n'est pas là que réside l'intérêt
visuel, mais dans la projection d'images et de textes sur un écran
qui domine le tout, de telle sorte que l'impression d'ensemble est plutôt
celle d'un film qu'accompagnent en direct des musiciens sous l'écran
(d'autant plus que tous les musiciens, même les chanteurs, sont sonorisés),
nous sommes alors assez loin de l'opéra... Cette impression est
aussi due à une parfaite fusion entre les images et la musique,
une osmose impressionnante à l'instar de celle qu'on trouve dans
certains films américains (Psycho d'Hitchcock ou Citizen Kane d'Orson
Welles avec les musiques de Bernard Herrmann).
Steve Reich avait déjà
réussi dans certaines oeuvres instrumentales (Differents Trains
(1988), mais surtout City Life (1994), chef d'oeuvre du compositeur et
de la musique du XXe siècle) à imbriquer des éléments
sonores (paroles, bruits...) dans le discours musical d'une manière
magistrale et passionnante. Dans Three Tales (tout comme dans The Cave
(1990-93) ), il ajoute l'élément vidéo dans le discours.
Non pas un film dans le sens traditionnel du terme, mais ici, un mélange
d'images d'archive, d'interview, de dessins, de photographies, de textes,
qui apparaissent dans des "fenêtres" de diverses tailles, se superposant
parfois, se succédant, se superposant ou se répétant
de manière quasi obsessionnelle. Nous avons donc là un véritable
discours pictural qui vient en contrepoint ou en symbiose avec le discours
musical. La maîtrise technique est époustouflante tant est
parfaite la synchronisation entre musique, images et textes. L'ensemble
est vraiment fascinant, et parfois hypnotique.
L'argument à présent.
trois contes, trois événements du XXe siècle: l'écrasement
et l'embrasement du zeppelin Hindenburg (toutes croix gammées dehors)
en 1937 sur New Jersey, les essais atomiques sur l'atoll de Bikini juste
après la seconde guerre mondiale, et la première expérience
de clonage, avec la brebis Dolly en 1952. Nulle volonté de "résumer"
le XXe siècle bien sûr ; par contre, Steve Reich veut montrer
à quel point la technologie peut atteindre des dimensions impressionnantes,
il entend surtout démontrer que l'homme ne maîtrise pas toujours
les "dérapages" de cette technologie, laquelle en vient parfois
à égaler l'Homme (ce que montrent des séquences vidéos
où l'on voit une jeune femme converser avec un robot), voire à
le dépasser. Morale connue, déjà évoquée
de manière prémonitoire par Goethe dans son Apprenti Sorcier,
mais qu'illustra aussi magistralement Stanley Kubrick dans son film 2001,
l'Odyssée de l'espace. Morale qui prend un relief plus marquant
encore face aux citations de la Genèse qui parcourent toute l'oeuvre
(et dont les apparitions sur l'écran, accompagnées d'accords
martelés, sont saisissantes): Dieu créa la Terre, puis l'Homme,
qu'il laissa maître de ses actes, pour le meilleur et pour le pire.
Pour le pire semble nous dire un Reich pessimiste, mais aussi fasciné
par cette technologie dont il use d'ailleurs tout autant que les apprentis
sorciers du XX° siècle. Le point de vue de Reich n'a donc pas
changé depuis City Life. Sa musique reste également dans
la même lignée. On retrouve les mêmes caractéristiques
dans le discours (sur des bases répétitives et tonales, élaboration
d'un discours complexe et dense, là encore aux antipodes d'un Phil
Glass).
Même si ces Three Tales ne manquent
pas de séduction, ni de force (mais laissent donc perplexe quant
à leur dénomination "opéra vidéo"), on pourra
préférer la concision et l'intensité de City Life,
qui véhicule, à peu de choses près, mais de manière
moins martelée, le même message.
Il faut, pour finir, louer la perfection
de l'exécution musicale de l'Ensemble Modern (l'équivalent
allemand de notre Ensemble InterContemporain) et des Synergy Vocals dirigés
par Bradley Lubman.
La mise en scène, on l'a dit,
est minimale, et attire peu l'attention. Mais fallait-il qu'elle l'attire
davantage ? L'oeil n'aurait plus su où regarder. On en vient donc
à se demander si la mise en scène des chanteurs est utile...
Avec Akhnaten, qui est le troisième
ouvrage d'une trilogie dédiée à de grands hommes qui
ont "révolutionné la pensée et les événements
de leur temps" (Philip Glass) (les deux autres étant Gandhi et Einstein),
nous ne sommes finalement pas très loin du message de Steve Reich.
(Akhnaten à Strasbourg,
mise en scène : Daniel Petzig
photo : Alain Kaiser)
On l'a dit, la forme est ici relativement
traditionnelle, et peu de choses bousculent les habitudes du public. Ce
qui pourra par contre rebuter, c'est le langage lui même. On sait
que Phil Glass est l'un des représentants de ce qu'on l'a appelé
les "minimalistes", ou, de manière plus restrictive, les "répétitifs"
(avec, notamment, Steve Reich et John Adams). De fait, nous sommes plongés
dans un monde de consonances parfaitement tonales, et de courts motifs
inlassablement répétés, mais aussi, transformés
progressivement de diverses manières. Certes, c'est un univers dans
lequel certains sont happés et qui en laisse d'autres sceptiques,
voire les énerve. Disons d'emblée que je fais partie de la
première catégorie. Quant à la seconde, elle sera
parfois tellement rebutée, qu'elle tiendra des propos très
durs. Ainsi, dans les couloirs de l'Opéra, pouvait-on entendre des
personnes exprimer leur ennui, voire leur colère, et aller jusqu'à
qualifier l'oeuvre de "navet". Bien sûr, ceux qui ne jurent que par
une certaine musique "intellectuelle" (soyons aussi caricaturaux qu'eux)
trouveront la musique de Glass (ou d'autres, comme Pärt, par exemple)
odieusement simpliste et donc inutile. Mais quel est le but d'une oeuvre
musicale ? D'être novatrice ? De flatter l'oreille ? Etre tonal à
la fin du XXe siècle et au début du XXIe signifie-t-il pour
autant être rétrograde ? On pourra certes se demander si un
tel langage convient à une grande forme comme l'opéra. Le
procédé musical "s'épuise" peut-être plus vite
que dans un concerto ou une oeuvre de musique de chambre...
Laissons-là ces questions polémiques,
et concentrons-nous sur l'oeuvre et son interprétation à
l'Opéra du Rhin.
Évoquons tout d'abord la mise
en scène de Daniel Pelzig (la production vient de l'Opéra
de Boston) qui constitue un véritable "contrepoids" à la
musique. On connaît l'association de Phil Glass et Bob Wilson (notamment
pour Einstein on the Beach), deux artistes à la recherche d'un certain
ascétisme, et dont le travail offrait également une similitude
de moyens. Ici, c'est une esthétique radicalement différente
qui nous est proposée. Daniel Pelzig a cherché à insuffler
le plus de vie possible à sa mise en scène : nous avons un
véritable livre d'images animées qui se déroule devant
nous, ce qui se justifie par le fait que l'opéra n'offre pas une
narration logique et continue, mais des tableaux isolés, sans lien
direct entre eux (Phil Glass renvoie en cela à l'histoire d'Akhenaton
qu'on ne connaît que par bribes, au fur et à mesure des découvertes
archéologiques). L'action, du moins le déroulement des événements
à l'intérieur de chaque tableau, est donc très bien
traduite. Cette compréhension est aussi facilitée par le
rôle très actif du narrateur, qui s'exprime en langue française,
qui joue véritablement (très bon Bernard Freyd) et ne se
contente pas de "réciter" (comme c'est le cas dans l'enregistrement
de l'opéra chez CBS).
L'esthétique des décors
et costumes ne recherche pas la reproduction systématique d'une
Égypte antique (on nous épargne ainsi les pyramides, sphinx
et temple d'Aïda), mais sait recréer un univers exotique sans
outrance. Ainsi, une des toiles de fond de scène évoque une
étonnante peinture (représentant des canards dans un marais),
retrouvée dans le Temple d'Akhenaton, et les costumes restent sobres.
En outre, de très beaux éclairages mettent en valeur ces
divers éléments. La chorégraphie est également
réussie, sauf quelques postures qui frisent le cliché.
On trouvera d'intéressantes
trouvailles scéniques, telle cette maquette du temple d'Akhnaten,
qui se recouvre progressivement de sable pendant la révolte du peuple,
ou ce duo d'Akhnaten et Néfertiti dans un bassin. Plus étonnant,
ces servantes qui posent des coussins rouges sur le chemin d'Akhnaten,
comme s'il était contraint par les traditions et le protocole à
marcher là où on veut qu'il marche. Ce procédé
se répète à chacune de ses apparitions, de manière
systématique (et donc, répétitive...!) : ainsi, la
scène où Akhnaten décidera de marcher en dehors des
coussins n'en sera que plus forte, et tout à fait symbolique puisqu'il
fut un pharaon réformateur (à tel point qu'il fut renversé).
Enfin, évoquons l'épilogue, qui se déroule de nos
jours, sur les ruines des temples bâtis par Akhnaten. La vision du
metteur en scène est féroce, et assez inattendue de la part
d'un Américain, puisque nous voyons un groupe de touristes avec
shorts, casquettes, caméscopes, éventails à l'effigie
d'Akhnaten, etc., envahir le plateau. L'épisode de l'enfant dessinant
un tag sur un rocher n'était pas indispensable, la critique du monde
contemporain étant assez claire.
Si la musique de Glass, tonale, répétitive,
paraît "simple", elle n'en demeure pas moins très difficile
à jouer, du fait même de sa simplicité. Le moindre
écart de justesse, la moindre fausse note est ainsi immédiatement
audible, déchire le discours et brise l'harmonie qui s'en dégage.
Ce n'est pas par hasard si l'on trouve en disque, par exemple, une (superbe)
version du Concerto pour violon de Glass par Gidon Kremer et la Philharmonie
de Vienne: une telle musique réclame plus que toute autre l'excellence.
Il faut bien avouer que ce n'était
pas toujours le cas à Strasbourg... A commencer par l'Orchestre
Philharmonique, qui ne s'est pas montré sous son meilleur jour.
Certes, pour Akhnaten, Phil Glass a choisi un orchestre sans violons,
laissant ainsi les altos "à nu" pour les parties aiguës des
cordes, il n'en reste pas moins que les différents pupitres (et
pas seulement les cordes) n'ont pas toujours brillé, ni par leur
homogénéité, ni par leur soli, livrant une prestation
inégale. Il en va de même pour la direction de Dante Anzolini
(un fidèle de Glass), qui manque parfois de souffle (tout le prélude),
mais se révèle superbe dans les passages élégiaques,
notamment le duo entre Akhnaten et Néfertiti, d'une beauté
et d'une sensualité merveilleuses.
Pour incarner Akhnaten, il faut un
chanteur à la voix puissante (Akhnaten est contre-ténor,
ce qui est une trouvaille géniale pour traduire la dimension quasi
surnaturelle d'un pharaon, et notamment celle d'Akhnaten qui se disait
fils du Dieu Unique) et qui rayonne sur scène. Avec David Walker,
nous frisons la perfection. Une voix belle et puissante (mais dont on ne
peut juger totalement les capacités avec cette seule oeuvre) et
surtout une véritable "aura" scénique qui rend le personnage
captivant et attachant. Néfertiti, chantée par Nora Sourouzian,
convainc tout autant. Les voix de ces deux chanteurs se marient particulièrement
bien, et leur duo au IIe acte fut un des grands moments de la soirée.
Le reste de la distribution offre moins d'attrait, entre une Witalije Blinstrubyte
(la Reine Tye) au vibrato marqué et aux aigus difficiles (certes
très sollicités), et des hommes au chant tout en force (surtout
le ténor Kenneth Garrisson : il aurait fallu un ténor bien
plus léger pour le rôle du grand Prêtre). Le choeur
assure vaillamment sa partie difficile, mais les 6 femmes qui incarnent
les filles d'Akhnaten et Nefertiti présentent des vibratos bien
trop prononcés, ce qui nuit à l'harmonie de leur chant.
A l'issue du compte-rendu de ces deux
spectacles, peut-on dresser un bilan, un diagnostic du genre opératique
aux Etats Unis aujourd'hui ?
N'oublions pas dans notre réflexion
les ouvrages de John Adams, ou ceux d'André Prévin dont Un
Tramway nommé désir, pour prendre les plus spécifiques.
On pourrait situer les ouvrages de
John Adams entre ceux de Glass et ceux de Reich. Les premiers opéras
de John Adams, tel le superbe Nixon in China, s'apparenteraient
plutôt à ceux de Phil Glass, alors que le dernier, El nino
(donné au Châtelet en décembre 2000) se rapprocherait
presque de l'opéra vidéo de Steve Reich. Quant au Tramway
nommé désir de Prévin, il se place plutôt
dans une tradition dont les sources seraient les opéras de Floyd,
Copland, Bernstein...
En notant donc l'implication des compositeurs
américains actuels dans l'art lyrique, qu'ils soient proches d'une
certaine tradition, ou qu'ils cherchent à renouveler le genre, nous
pouvons affirmer que l'opéra n'est pas mort !
Pierre-Emmanuel Lephay
Notons que l'Opéra
National du Rhin a entamé l'an dernier un cycle "Opéra Américain"
qui a déjà vu la création européenne d'Un
Tramway nommé Désir d'André Prévin la saison
passée, et propose, cette saison, outre la création européenne
d'Akhnaten, Vanessa de Samuel Barber en mai. En outre, le Ballet du Rhin
présente fin octobre et en novembre des chorégraphies de
Lucinda Childs sur des oeuvres de Steve Reich et John Adams.
Renseignements: 03 88 75
48 00 et www.opera-national-du-rhin.com
Les Three Tales de
Steve Reich seront donnés à Paris les 29 et 30 octobre à
la Cité de la Musique dans le cadre du Festival d'Automne.
Renseignements au 01 44
84 45 45 et www.cite-musique.fr