En attendant
la reprise de l'extraordinaire production de Robert Carsen à l'Opéra
de Paris, c'est avec plaisir que l'on a pu réentendre sur une scène
parisienne cette oeuvre inspirée des péripéties de
l'Orlando furioso de l'Arioste.
Le plaisir fut pourtant assez mitigé
: à son arrivée, le spectateur pouvait découvrir par
voie d'affichage l'annulation de la prestation très attendue de
Sandrine Piau en Morgana, sans motif officiel. La même affichette
stipulait que "Pour des raisons dramatiques, Christophe Rousset a choisi
de modifier le livret et d'en supprimer le rôle d'Oberto". C'est
donc une Alcina tronquée qui nous a été présentée.
Quelle version alors ? Supprimer Oberto
c'est occulter toute une facette du personnage-titre, principalement sa
cruauté (rappelons qu'Oberto est en quête de son père,
changé en fauve par Alcina, et que celle-ci lui tend le glaive pour
tuer l'animal au troisième acte). Musicalement, c'est aussi priver
l'auditeur de trois airs pour soprano dont le très beau " Barbara
", un air de bravoure au troisième acte qui offre un excellent point
d'équilibre entre le désespoir d'Alcina "Mi restano le lacrime",
et la fin de l'ouvrage. Ce ne sont malheureusement pas les seules coupures
opérées par le chef : le premier air de Ruggiero "Di te mi
rido" passe sans raisons à la trappe ainsi que plusieurs da capo,
dont le plus flagrant fut celui du trio final, assez vilainement tronqué.
A contrario, pourquoi présenter l'intégralité du ballet
du premier acte, qui est dramatiquement plus facile à détacher
du reste d'un opera seria qu'un personnage ou que certains airs ? On s'attendait
presque à entendre la totalité des danses clôturant
les actes ! Les choix musicaux demeurent donc très discutables,
surtout après que l'Opéra national de Paris, pourtant réputé
pour ses découpages, a proposé une Alcina au Palais
Garnier dont il ne manquait que les ballets.
En contrepartie, Christophe Rousset
a offert au public une excellente prestation à l'aide des vingt
musiciens des Talens Lyriques : malgré certains tempi
contestables, l'ensemble demeure d'une qualité stylistique exemplaire
et le maestro a progressivement et savamment distillé le
tumulte des passions pour atteindre des sommets d'intensité dramatique.
À ses côtés, les
solistes se sont chargés ensemble des parties chorales et ont interprété
leurs rôles respectifs avec plus au moins de bonheur.
Timothy Robinson a mûri avec
sagesse son Oronte, déjà entendu au Palais Garnier et figurant
sur l'enregistrement qui en a fait suite. Ses trois airs ont allié
le comique et les souffrances du personnage (il fut d'ailleurs le seul
de la soirée à enrichir le chant de gestes et de mimiques)
avec une remarquable maîtrise musicale.
Brindley Sheratt a déployé
les mêmes qualités en Melisso, soulignant toute la gravité
et le cynisme requis par le tuteur.
Kristina Hammarström n'a été
qu'un Ruggiero sans saveur : malgré des qualités stylistiques
et vocales indéniables, elle n'a pas su faire vivre le chevalier
amoureux, désenchanté et qui doit assumer la dure réalité
de ses actes. Aucune émotion ne s'est dégagée du "Verdi
Prati", reflet de l'intense "Caro sposa" de Rinaldo, ouvrage également
inspiré de L'Orlando furioso. Il a fallu attendre " Sta nell'Incarna
", le dernier air de Ruggiero, pour obtenir un minimum de vigueur et de
tonicité ! Elle était peut-être stimulée par
l'éclat de la partition et la vaillance des cors qui l'accompagnaient...
Ce fut presque le contraire pour sa
compagne Bradamante, la polonaise Ewa Wolak : une incarnation brûlante,
mais des attaques constamment prises en dessous, des sons poitrinés,
détestables, et un manque de stabilité. Il faut en revanche
la féliciter pour des vocalises impressionnantes de rigueur, parfaitement
synchrones avec la battue quasi-diabolique du chef. Avec un aussi beau
timbre de contralto et des possibilités bien réelles, il
faut espérer qu'avec la maturité, elle saura atteindre le
niveau de sa compatriote Ewa Podles auprès de qui elle pourrait,
en plus de partager le prénom, prendre exemple, possédant
la même tessiture et le même répertoire.
Elisabeth Calleo possède les
moyens et l'ambitus requis pour Morgana, mais elle a été
incapable de se défaire d'une crispation continuelle, tout au long
de la représentation, et terriblement flagrante vue de près
et de profil. Comment amplifier ses sons en gardant la tête baissée
? Elle a créé ainsi des fausses et laides résonances
nasales et mentonnières.
(Karina Gauvin)
Karina Gauvin fut la révélation
et le triomphe de la soirée grâce à une interprétation
du rôle-titre bouleversante et même exceptionnelle. Dans aucun
de ses airs, elle n'a manqué de souffle, d'aigus, de tenue, de ligne,
de justesse, de vocalises bien maîtrisées, et tout cela avec
un joli timbre et un bel engagement dramatique. L'investissement qu'elle
a montré dans le si connu et difficile "Ah mio cor" tout comme ses
choix stylistiques dans "Ombre pallide" révèlent une maîtrise
technique, un goût et une musicalité superbes.
Ce fut donc un concert assez inégal,
mais qui alignait d'indéniables atouts et une révélation
extraordinaire, en attendant la reprise de l'oeuvre sur scène, dans
l'intimité du théâtre du festival de Drottingholm (où
cet été Anne-Sofie Von Otter fera ses débuts en Ruggiero)
ou encore au Palais Garnier avec Vesselina Kassarova et Patricia Ciofi.
Cette soirée aura surtout démontré que les charmes
d'Alcina sauront toujours conquérir le spectateur et ses interprètes.
Jean-Bernard Havé