Les exégètes
straussiens ont souvent tendance à considérer avec une injuste
sévérité l'ultime partition née de la collaboration
de ces deux artistes absolus qu'étaient Strauss et Hofmannsthal.
Certes, l'ouvrage n'aspire qu'à renouer avec l'esprit du Rosenkavalier,
composé vingt ans plus tôt, et ne contient aucune nouveauté
formelle, mais le librettiste et le compositeur ont puisé au meilleur
de leur inspiration pour évoquer une Vienne déjà décadente
avec ses aristocrates déclassés, un univers bien proche en
vérité de celui d'Arthur Schnitzler. La partition possède
un charme indéniable et ses rythmes de valse nous entraînent
irrésistiblement. Empreinte de poésie, elle chante la passion
romantique avec une sincérité qui a peu d'égale dans
le répertoire du 20e siècle.
Le programme de la saison annonçait
pour cette version de concert la présence d'Alexia Cousin dans le
rôle titre et de Sandrine Piau en Zdenka. Hélas ! L'une et
l'autre ont déclaré forfait. Fort heureusement, les artistes
appelées à les remplacer se sont révélées
bien mieux que des doublures, mais les inquiétudes suscitées
par les forfaits à répétition de Mlle Cousin sont
aujourd'hui à la hauteur des espoirs que son tonitruant début
de carrière avait fait naître.
Version de concert ? Pas tout à
fait car l'Opéra de Nancy nous propose une mise en situation. Dans
un décor unique emprunté à la récente production
de Tannhaüser, avec quelques meubles et accessoires destinés
à fournir les repères nécessaires, les chanteurs se
déplacent et jouent. Le procédé fonctionne grâce
à l'investissement réel de chacun, au point que certains
spectateurs ont jugé cette approche très rafraîchissante
au regard de certaines mises en scène aussi modernistes que discutables...
Et puis, l'essentiel était préservé : le verre d'eau,
symbole de ce bel amour qui a résisté à l'épreuve.
Pour l'occasion, l'Opéra (bientôt
national) de Nancy et de Lorraine avait réuni une distribution de
très haut niveau, que les forfaits n'ont pas déstabilisée.
En premier lieu, citons Henriette Bonde-Hansen qui, dans la foulée
des représentations strasbourgeoises, campe une Zdenka idéale
avec son timbre crémeux et son physique gracieux. Scéniquement,
elle traduit à merveille les tourments de cette adolescente à
la fois timide et ardente. La jeune chanteuse danoise semble promise à
un bel avenir.
Du rôle titre, Dagmar Schellenberger
possède la beauté radieuse. Elle affirme une grande musicalité
et nous ravit par sa sciences des demi-teintes. Tout au plus regrettera-t-on
que la voix, si consistante et séduisante dans le médium,
tende à s'assourdir dans le grave et à perdre sa stabilité
dans l'aigu. Face à elle, David Pittman-Jennings, physiquement un
peu âgé pour le rôle, offre son baryton sonore à
un Mandryka autoritaire, mais capable de s'attendrir face à Arabella.
Michael Myers s'investit avec brio
dans le rôle parfois ingrat de Matteo et lui confère un relief
intéressant. Le couple Waldner est exemplaire avec une Hanna Schaer
en grande forme et l'excellent Andrew Greenan, devenu un habitué
de la scène nancéienne, basse profonde au timbre somptueux.
Chantal Perraud s'acquitte avec charme et aisance du numéro de cirque
que constitué le rôle de Fiakermilli et les seconds rôles
sont fort convenablement distribués.
L'Orchestre symphonique et lyrique
de Nancy a réalisé des progrès considérables
sous la baguette de Sébastian Lang-Lessing, son directeur musical
depuis 1999. Le jeune chef allemand nous offre une nouvelle lecture très
accomplie, tour à tour emportée et mélancolique, respectueuse
des chanteurs et rendant parfaitement justice à cette chatoyante
partition. Il contribue lui aussi au succès de cette excellente
soirée et reçoit sa juste part des ovations du public. L'Opéra
de Nancy a joué le pari de l'intelligence et a remporté la
mise.
Vincent Deloge