Saluée
par la critique, couronnée même, la production que l'opéra
de Lyon avait montée en 2002 retrouve donc les planches où
elle s'était déjà illustrée. Vive, inventive,
iconoclaste parfois, bigarrée souvent, elle suscite, avec le recul
du temps, les mêmes applaudissements... les mêmes reproches
aussi.
On aime toujours l'idée d'un
prologue où l'orchestre, en tenue de ville, investit la scène
comme pour une répétition improvisée. On aime de même
la manière grouillante, presque brouillonne de la tenue de la direction
d'acteurs, qui est l'essence même de la rhapsodique mise en abyme
voulue par Hofmannsthal. On adore le caractère carnavalesque, techno-déjanté
des personnages de la commedia dell'arte, comme l'acuité
avec laquelle sont perçus par le metteur en scène les enjeux
des intrusions comiques de l'acte serio. On se passionne, enfin,
pour les multiples projections qui animent le fond de la scène,
des variations modernistes alla Warhol collées sur les visions
d'Ariane au tourbillon échevelé, gore, qui cache à
peine la morbidité du propos sous le futile des déplacements
de Zerbinette et de ses acolytes.
© Franchella / Stofleth
Le public aime, le public rit. Il rit
même un peu trop et un peu trop souvent, dans l'acte surtout où
l'acidité, le drame même, l'action en général
paraissent toujours désengagés par le sourire, la virtuosité
visuelle et technique de la mise en scène. GroBmächtige
Prinzessin en pâtit sans doute beaucoup, alors même que
Zerbinette tombe justement le masque au sens propre du terme, perd ses
habits de cocotte, à rester dans l'entre-deux de la farce et du
faux-semblant. Petit reproche donc, mais reproche quand même, car
l'oeuvre ne gagne jamais que dans l'équilibre des genres, drame
et comédie.
Vocalement, le plateau se sera magistralement
illustré par les dames. Pas par ses nymphes, mal appariées
de vocalité (et ce n'est pas de leur faute car leur vocalité,
justement, est exquise), trop chichiteuses aussi (ce dont, là encore
elles ne sont pas responsables) sans l'hédonisme assumé du
"doux vol de l'onde".
Mais quelle Ariane ! Princesse marmoréenne
qui peine un peu à s'humaniser, mais technicienne parfaite (quels
sons filés pour Ein schönes war) embrasée pour
une scène finale vertigineuse, brillante, mais aussi moelleuse de
timbre, irradiante de féminité, généreuse,
et tout simplement belle.
© Franchella / Stofleth
Quel Compositeur aussi que celui de
Lilli Paasiviki. Fricka, bientôt, à Aix, le mezzo porte plutôt
bien le travesti. Mieux, elle porte en elle le lyrisme tendu, profus, lumineux
des artistes élevées sous le soleil de minuit. Juvénile,
ardent, furieux, vocalement souverain (proche par l'engagement comme par
l'éloquence d'une Varady), son jeune Compositeur restera dans les
annales comme un des rares à ne pas faire regretter (faute de vraiment
faire oublier) les Seefried, Jurinac, Troyanos et Baltsa passées...
Mieux, son hymne final à la Musique soulève, parcouru d'émotion,
un frissonnement presque amoureux.
Quelle Zerbinette enfin ! Laura Aikin
était de la création de cette production. Elle revient, triomphatrice
par avance d'un rôle qu'elle maîtrise comme peu. Au coma, à
la croche près il y aurait pourtant bien à redire. Cette
Zerbinette-là n'est pas vocale ou du moins pas seulement. Le timbre
est... viennois. Les yeux fermés, on croirait entendre Erna Berger
(ce qui n'est du reste pas une insulte). La voix en elle-même est
sans apprêts, la projection moyenne, le trille pas franchement exemplaire
et le suraigu (qui fait une Zerbinette comme un contre-fa une Reine de
la nuit) aussi peu stratosphérique que possible. Il y aura même
quelques petits accidents qui rappellent la bien faillible humanité
de la dame. Osera-t-on dire aux musicologues pointilleux, aux névrosés
du papier réglé, que l'on en a cure ? Eh bien ! Après
tout oui ! Parce que justement, la Zerbinette de Laura Aikin traverse l'opéra
en maîtresse de jeu fidèle à elle-même, à
sa philosophie d'une vie sans entrave, à sa philosophie de la douleur
aussi, de la déception. Sa compréhension du rôle est
hors de portée, littéralement. De là son rondo prend
un relief saisissant, d'un abattage brillant mais surtout d'une violence,
d'une résignation épuisée où la jubilation
va de pair avec les larmes... Magnifique Laura Aikin.
© Franchella / Stofleth
Autour, le quatuor des saltimbanques
exulte, virevolte, emporte. Markus Werba (exceptionnel Papageno sur cette
même scène) donne un Arlequin vibrant, jouisseur et jouissif,
gouleyant de timbre... Un Hermann Prey en puissance !
On passera rapidement sur un Bacchus
trompetant, qui n'a guère pour lui que sa quinte aiguë (encore
n'est-elle ni très libre, ni très juste). Strauss, dit-on,
n'aimait pas les ténors... Celui-ci ne les lui aurait pas fait plus
aimer. Passons !
L'orchestre, enfin, donne une prestation
solide à défaut d'être vraiment géniale. C'est
que Korsten est plus à l'aise dans le lyrisme de l'acte que dans
les incises virtuoses du prologue. Le monologue d'Ariane, la scène
finale en paraîtront magistralement menés, emportés
par un souffle large, amoureusement calculé, par un son cossu, chaleureux,
enflammé. Le reste aura mis à jour, en contrepartie, de petits
décalages, des incertitudes d'intonation qui passent dans le mouvement
de l'action, bien vite oubliés.
Un trio gagnant chez les dames donc,
une mise en scène intelligente et brillante... Bis !!!
Benoît BERGER