Métamorphoses et transfiguration
Vers la fin des années 1990,
lorsqu'on demanda à Owen Lee quel était selon lui "l'opéra
du siècle", celui qu'il apporterait sur une île déserte
(sans jeu de mots), il répondit qu'à son avis Ariane à
Naxos était "l'opéra le plus important et, de bien des
points de vue, le meilleur de ce siècle"(1).
Cette opinion, étayée par une argumentation à la fois
musicale et sociologique, montre jusqu'à quel point Strauss s'est
adapté à une situation nouvelle qui l'obligeait à
transformer son oeuvre en lui donnant sa mouture définitive en 1916.
Lee en trouve la musique géniale et adaptée au déroulement
de l'action, mais c'est surtout la notion de métamorphose, omniprésente
dans le prologue et dans l'acte lui-même, qui, selon l'auteur, donne
tant de valeur à l'ouvrage et qu'il s'emploie à relever.
Il faut un départ pour une vie nouvelle : "Pour éviter, à
un moment de crise, de dépérir, de mourir, il faut changer.
Se transformer. Se renouveler.(2)" Strauss et
son librettiste, pour l'oeuvre elle-même, le Compositeur dans le
prologue, Ariane, Bacchus et même Zerbinette, dans leur évolution,
ont tous compris que la survie passait par le changement. Comment cela
se traduit-il dans ce que nous avons vu et entendu en ce soir de novembre
?
L'action devrait se dérouler
dans la demeure de l'homme le plus riche de Vienne, mais ici le décor
nous transporte plutôt dans une galerie d'art moderne. Qu'est-ce
que cela ajoute ? Rien en fait, sinon qu'il peut simplement avoir eu la
fantaisie d'en devenir le propriétaire. Le changement opéré
par le metteur en scène cadre assez mal avec l'esprit de l'oeuvre.
Veut-il à son tour introduire une métamorphose de son cru
dans l'opéra ? Si c'est le cas, pareille prétention tombe
à plat et on perd une bonne partie de la soirée à
en chercher la justification. Ceci dit, il se passe quand même des
choses intéressantes dans cette galerie et les personnages sont
crédibles. Dans le prologue, ils tiennent bien leurs rangs, mais
c'est surtout dans l'acte qu'on trouve les meilleurs moments de la soirée.
L'entrée sur scène des comédiens sur un piano, celle
de Bacchus sur le chariot ayant servi à transporter les bouteilles
de vin dans le prologue et les danses des quatre bouffons de la commedia
dell'arte sont d'un comique irrésistible.
"Le Gang d'Ariane" ©
opéra de Montréal
Le prologue montre l'envers du décor,
le lieu où les artistes se préparent à faire leur
entrée dans l'oeuvre du Compositeur. L'acte expose l'intérieur
de la galerie, avec en son centre une espèce de sculpture d'art
moderne faite de deux grandes feuilles en bronze repliées en spirale
l'une dans l'autre avec un passage simulant l'entrée de la grotte.
À la fin, ces feuilles s'ouvrent devant une grande verrière
qui laisse voir le feu d'artifice qui éclate au moment même
où Bacchus termine son dernier chant. L'effet est d'autant plus
saisissant qu'on ne l'attend pas, tant est envoûtante la musique
qui couronne l'oeuvre.
Le chant n'est pas en reste. La véritable
pyrotechnie, c'est Aline Kutan qui nous la donne. Sa Zerbinette est tout
bonnement époustouflante de voix et de jeu. Quelle justesse de ton.
Quelle étonnante projection pour une chanteuse dont la voix n'est
pas très puissante, mais qu'on entend aisément dans ce grand
amphithéâtre. Elle possède une telle maîtrise
du contrôle vocal et un naturel si exaltant qu'on se sent comme transporté
par la richesse de son incarnation. La métamorphose n'est plus uniquement
dans l'opéra, elle est maintenant dans le public qui est là
pour l'entendre. Tout y est si finement esquissé et les deux contre-ut
de son grand air précédés un peu plus tôt d'un
éblouissant contre-mi scintillent comme l'éclat du diamant.
Avec le style et les moyens parfaitement adaptés au rôle,
Aline Kutan pourrait bien devenir la Zerbinette que certaines grandes maisons
attendent.
Le Maître de danse - Peter
Blanchet
Zerbinette - Aline Kutan
© opéra de Montréal
Même si le riche mezzo de Danièle
Leblanc perd quelque peu de sa rondeur dans les aigus et que la transformation
qui s'opère en elle appelle plus d'émotion, on reste séduit
par la beauté du timbre. John Fanning et Peter Blanchet campent
de façon très satisfaisante les Maîtres du jeu. Mais
c'est l'acte qui nous procure les moments les plus excitants. De Marisa
Shagush, on retiendra l'aisance d'une voix généreuse surtout
dans le haut médium et dans la tessiture élevée du
rôle. Par contre, elle peine à se rendre audible dans le bas
médium et dans les graves. Michael Hendrick prend son rôle
très au sérieux, comme il l'avait fait dans le prologue.
Son Bacchus, dont les aigus sont sûrs et bien projetés, gagne
en beauté vocale ce qu'il perd en caractérisation. Ces réserves
tombent toutefois lorsque, dans l'extatique duo final, Shaguch et Hendrick
atteignent une justesse et une sincérité d'interprétation
qui montrent bien la profondeur de la métamorphose, nouveau départ
qui redonne vie à la vie.
Les quatre comédiens, tout comme
les trois nymphes, livrent une prestation de haut vol. Encore une fois,
Aaron St. Clair Nicholson s'illustre dans un rôle à sa mesure.
Son Arlequin plein de finesse le trouve à son meilleur dans le bref
lied qu'il entonne à l'intention d'Ariane. Il convient aussi de
noter la solide performance vocale de Marc Belleau en Truffaldin. Ce chanteur
a devant lui une carrière prometteuse qu'il faudra surveiller. La
perfection d'exécution du chant éthéré des
nymphes entendu dès l'appel de Bacchus et qui culmine à la
fin du duo d'amour d'Ariane et de Bacchus contribue grandement à
rehausser l'atmosphère d'enchantement qui prévaut en cet
instant suprême.
La direction de Jacques Lacombe, vive,
élégiaque, incandescente, magnifie les splendeurs orchestrales
de cette riche partition. Sa lecture de l'oeuvre fait ressortir des détails
d'une beauté inouïe, révèle les jeux d'ombre
et de lumière dont la partition fourmille et on ne peut qu'admirer
l'engagement, exceptionnel des musiciens. C'est un des grands chefs d'opéra
qu'il nous est aujourd'hui donné d'entendre et avec qui, en vérité,
la musique de Strauss subit une véritable transfiguration. Le miracle
de la soirée, s'il en est un, c'est dans l'orchestre qu'il réside.
Réal BOUCHER
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(1) Owen Lee, Une saison à l'opéra.
Montréal, Fides, 1999, p 306
(2) Idem, p. 309