PROMENADE AVEC L'AMOUR, LA MORT
ET LA GUERRE....
Depuis plusieurs années déjà,
le Département Musical du Musée de l'Armée poursuit
une intéressante programmation, variée, souvent originale
et de très haute tenue. La plupart des concerts (dont certains sont
gratuits, et c'était le cas précisément pour celui-ci)
ont lieu dans un cadre prestigieux : le Salon d'Honneur, célèbre
pour ses quatre grandes portes monumentales, datant de 1675, où
figure un soleil rayonnant sur deux lions et qui, fort heureusement, ont
été épargnées par l'incendie de 1938.
Cette soirée, outre une thématique
fort séduisante, avait pour principal intérêt de donner
à voir des marionnettes se mêlant aux chanteurs, comme cela
se pratiquait à l'époque dans le théâtre populaire
italien et encore de nos jours dans les épopées médiévales
en Sicile, mais également à Liège (Belgique). Enfin,
last
but not least, il offrait aussi l'occasion d'entendre la superbe Florence
Katz, hélas trop souvent absente des salles de concert parisiennes.
Fondé par Stefano Intrieri,
l'ensemble "La Réjouissance", qui a pour objectif de faire revivre
la musique des dix-septième et dix-huitième siècles,
a déjà réalisé un premier enregistrement, paru
sous le label Mandala-Harmonia Mundi, et entièrement consacré
à l'opéra haendelien. Un deuxième CD (sonates et concertos
de Telemann) est en cours de réalisation.
D'emblée, l'orchestre, placé
à gauche de la salle, en contrebas d'une estrade tendue de noir
figurant la scène, séduit par ses belles sonorités,
malgré quelques légers flottements, surtout au début.
Le premier chanteur à entrer en lice, le ténor Sébastien
Lagrave, possède une voix chaleureuse et solaire, un peu serrée
dans les aigus, mais qui va gagner en rondeur au fil de la soirée,
et une présence extravertie et généreuse.
Belle et de fière allure, évoquant
par sa longue chevelure auburn et sa robe rouge, une peinture préraphaélite,
Florence Katz fait une entrée royale. Le Lamento d'Olimpia,
qui n'est pas sans rappeler celui d'Arianna, met en valeur toutes ses qualités
: voix ronde et bien projetée, superbe présence, sens du
geste et de la déclamation. Les scènes de lamentation privilégient
en général l'expression au détriment de la seule beauté
formelle du chant et Katz n'hésite pas à détimbrer,
voire à "casser" quelque peu un instrument pourtant très
solide. Du grand art assurément.
Le duo pour deux ténors, Se
vittorie si belle, assez ardu, s'il met en évidence les moyens
de Sébastien Lagrave, qui prend de plus en plus d'assurance et d'autorité,
révèle, en revanche, de manière assez cruelle ceux,
nettement plus confidentiels, d'Hervé Mignon, à l'émission
très étouffée et à la présence plutôt
terne, malgré des qualités musicales indiscutables.
Fort heureusement, Florence Katz revient,
pieds nus et les cheveux défaits, vêtue d'une robe de velours
noir. Elle tient à la main une longue partition qu'elle déroule
telle une "lettre amoureuse" pendant qu'une marionnette habillée
de blanc, manipulée à vue, accompagne ses gestes et les moindres
inflexions de sa voix si expressive.
Les pièces orchestrales qui
interviennent par deux fois, comme pour ponctuer l'action tout en l'aérant,
sont de belle facture. La première, composée par Johann Heinrich
Schmelzer, maître de chapelle à la cour de Vienne et considéré
comme l'un des musiciens les plus intéressants parmi les prédécesseurs
de Bach, emprunte la forme du Lamento, très prisée
à l'époque, et qui correspond à la tonalité
générale de la première moitié du concert.
La seconde, écrite par Falconiero, maître de la chapelle royale
de Naples, possède la forme, non moins fameuse de la Battaglia,
et annonce l'épisode suivant, celui du combat entre Clorinde, princesse
sarrasine habillée en guerrier et Tancrède, chevalier chrétien,
tous deux amoureux.
Il combattimento di Tancredi e Clorinda
occupe une place à part dans la carrière de Monteverdi. Il
s'agit d'une oeuvre assez courte, mais extrêmement puissante et bouleversante,
où le rôle principal est tenu par le Récitant qui commente
le combat. De forme à la fois épique et amorosa, elle est
dans son essence même la parfaite synthèse entre la guerre
et l'amour, la mort étant forcément au rendez-vous, en l'occurrence
celle de Clorinde, blessée par Tancrède, qui découvre
alors sa véritable identité.
Cette fois, Florence Katz/Clorinde,
sobrement vêtue d'un tailleur-pantalon noir, est assise face à
Hervé Mignon/Tancrède, Sébastien Lagrave, debout sur
le côté de la scène, assumant avec panache et passion
le rôle primordial du Récitant, toute l'action dramatique
se déplaçant vers les deux marionnettes représentant
Tancrède, à cheval, et Clorinde la belle combattante.
De manière inattendue et ce,
malgré l'éclairage, trop uniformément cru et direct
(même s'il a l'avantage de permettre au spectateur de ne pas perdre
un seul détail de la salle), la présence de ces marionnettes
sculptées "à l'ancienne", apporte un surcroît de tension
au drame, comme si de cette histoire déchirante, en s'incarnant
dans ces deux êtres de bois et de tissu, l'issue fatale s'avérait
encore plus poignante. Ainsi que le souligne le marionnettiste Jean-Marie
Pichon, "Les personnages, comme des marionnettes, sont manipulés
: par leur destin, par des a priori qui les empêchent de voir
l'autre tel qu'il est et d'en accepter les différences". De ce fait,
la mise en scène, somme toute assez formelle - les chanteurs entrent
et sortent de manière fort classique - en se concentrant sur les
deux pupazzi, s'enrichit d'une épaisseur et d'un poids nouveaux.
De cette mise en abyme vertigineuse, le spectateur captivé - l'exceptionnelle
qualité d'écoute du public peut en témoigner - ressort
troublé, bouleversé, mais heureux.
II convient de saluer tous les protagonistes
de cet événement de grande qualité, inventif et original,
aux antipodes de certaines soirées parisiennes très convenues
et souvent bien décevantes.
Juliette BUCH