Le 21 septembre dernier,
"Attila", le neuvième opéra de Verdi fait pour la première
fois son entrée au répertoire de l'Opéra National
de Paris. Cette nouvelle production signée Josée Dayan et
Jeanne Moreau arrive à point nommé pour combler le vide laissé
par l'Opéra de Paris dans le cadre de la commémoration du
centenaire de la disparition de Giuseppe Verdi (l'année 2001 n'ayant
été marquée que par la reprise des anciennes productions
de "Nabucco", "Rigoletto" et "Don Carlo").
Très attendue, la
mise en scène est simplement classique et respectueuse du livret.
Elle peut, certes, paraître très conventionnelle au regard
de ce que l'Opéra de Paris compte comme mises en scène modernes
parmi ses nouvelles productions, mais à une époque où
" modernité " rime le plus souvent avec " provocations " ou " délires
artistiques ", le classicisme apporte au public de l'Opéra une véritable
bouffée d'oxygène. Jeanne Moreau et Josée Dayan semblent
donc avoir réussi leur pari, avec malgré tout une gestuelle
et un jeu d'acteurs parfois empesés par les conventions dépassées
(en l'occurrence) du théâtre classique ; l'innovation et le
naturel manquent à cette mise en scène, laissant les chanteurs
sans véritable soutien scénique, en proie à des attitudes
parfois statiques.
Samuel Ramey, dont les récents
problèmes de santé avaient fait craindre une annulation lors
de sa dernière venue à Paris à l'occasion de la nouvelle
production des " Contes d'Hoffmann ", semble s'être remis avec succès
des quelques aléas que la vie avait disposé sur sa route.
Son incarnation du rôle d'Attila est en tous points remarquable :
elle s'impose avec force et conviction, et confère une belle autorité
au roi des Huns. La voix est puissante et maîtrisée, l'incisivité
des attaques est redoutable, et la justesse de l'accent force l'admiration.
En dépit d'un vibrato devenu un peu envahissant, notamment au tout
début du prologue, Ramey campe ici un Attila digne de ses plus grandes
interprétations du rôle, osant même çà-et-là
quelques variations héritées de sa fréquentation assidue
du répertoire rossinien. Son aria " Mentre gonfiarsi l'anima " est
un pur moment de splendeur ! A cela s'ajoute une remarquable justesse d'interprètation,
jusque dans les derniers accents, au moment de rendre le dernier soupir
: " Et tu pure, Odabella ? ".Ý
Maria Guleghina, régulièrement
distribuée dans les grands "spinti " verdiens, possèderait
la voix idéale pour Odabella, si la fréquentation excessive
de rôles particulièrement exigeants n'avait pas laissé
les traces d'une usure prématurée sur une voix au demeurant
exceptionnelle ! Dans l'aria " Santo di patria ", la descente du contre-ut
au si grave ne lui pose aucun problème, en dépit de sonorités
souvent poitrinées à l'excès. Ici, le timbre est rare
et la projection impressionnante (elle rappelle celle de Julia Varady,
magnifique Abigaille dans " Nabucco ", donné à l'Opéra
de Paris en 1995), mais l'émission reste trop lourde et la vocalisation
imprécise. Suit la cabalette " Da te questo or m'è concesso
" où Guleghina parvient, par sa seule présence en scène,
à faire oublier ses limites techniques : toutefois la vocalisation
est de nouveau approximative, et les tentatives (certes louables) de variations
et d'extrapolations restent relativement timides. Il faut attendre l'aria
" Liberamente, or piangi ", pour trouver la soprano littéralement
en état de grâce : contrôle ahurissant du souffle et
du phrasé, des " pianissimi " parfaitement dosés, à
la limite de la " messa di voce ", et une émotion quasi indescriptible,
proche des arias lunaires d'un Bellini ou d'un Donizetti. Dès lors,
la soprano trouve ses marques et campe son personnage avec volonté
et efficacité, mais aussi une finesse qu'on ne lui connaît
que trop peu. Son duo " Qual suon di passi " puis " Sì, quell'io
son " avec le Foresto de Franco Farina est véritablement de toute
beauté ! Sans oublier bien entendu, une magnifique scène
finale où Guleghina n'hésite pas à prolonger la note
ultime, au lieu de redescendre à l'octave inférieur comme
il figure sur la partition ! Reste que les récents succès
de Maria Guleghina dans le répertoire verdien (" Nabucco ", " Macbeth
", " Aida "), mais également vériste (" Tosca ", " Manon
Lescaut ") ne doivent pas l'égarer sur les chemins hasardeux d'un
répertoire qui ne serait pas le sien (il faut songer à ses
projets avortés d'aborder " Norma " ou " Lucia di Lammermoor ",
ou encore à son épouvantable Elvira dans " Ernani " à
Vienne, face à Neil Shicoff) ; elle risquerait de payer très
cher son impréparation technique, ainsi que la fréquentation
excessive de certains rôles meurtriersÖ des interprètes telles
que Sylvia Sass ou Elena Souliotis en ont déjà fait la triste
expérience par le passé.
Carlo Guelfi campe un Ezio
de bonne tenue, mais assez inégal. La voix est souvent terne, et
manque de véhémence, et il faut souvent attendre les ensembles
ou les duos ("Tardo per gli anni ") pour que, porté par l'élan
général, il parvienne enfin à trouver les accents
et les intonations que requiert son rôle. Son aria " Dagli immortali
vertici " manque singulièrement de relief, et il faudrait plus qu'un
simple patronyme pour faire oublier l'inoubliable Ezio de Gian-Giacomo
Guelfi !
Franco Farina est un Foresto
nettement insuffisant. Annoncé souffrant lors de la représentation
du samedi 29, Farina ne semblait pas être dans les meilleures dispositions
pour interpréter un rôle qu'il fit parfaitement sien vers
le milieu des années 90 à San Francisco, aux côtés
des mêmes Samuel Ramey et Maria Guleghina. En dépit de quelques
tentatives pour orner son chant, notamment à la fin de l'aria "
Cara patria " qui clôt le prologue (en l'occurrence une note finale
portée à l'octave supérieure), Farina perd le contrôle
de la justesse dès la cavatine " Ella in poter del barbaro " : la
projection est insuffisante, le souffle court, et l'émission hésitante.
Si, comme on peut le supposer, Franco Farina était souffrant dès
les premières représentations, peut-être aurait-il
mieux valu le faire remplacerÖ et lui éviter ainsi l'humiliation
des sifflets.
Les rôles de Uldino
et de Leone, respectivement tenus par Mihajlo Arsenski et Igor Matioukhine,
retiennent malheureusement peu l'attention : des voix mal timbrées,
peu convaincantes et dont les rares qualités sont difficiles à
déceler dans des interventions aussi ponctuelles.
Pinchas Steinberg, bien que
ne possédant pas les qualités d'un Riccardo Muti ou d'un
Nello Santi dans ce répertoire, trouve néanmoins ses marques,
évitant de tomber dans la facilité de sonorités racoleuses
ou trop clinquantes. En dépit d'une conduite parfois anarchique
des tempi, avec des ralentissement souvent injustifiés et une certaine
mollesse dans les attaques, Steinberg confère une bonne cohérence
à l'ensemble, formant un écrin idéal pour les chanteursÖ
mais hélas, au dépend du propre rôle de l'orchestre,
réduit au statut d'accompagnateur ! Les choeurs, quant à
eux, manquent nettement de nuances, et persistent à hurler dans
les ensembles, couvrant ainsi la voix de certains solistes (Franco Farina,
pour ne pas le citer).
Pour conclure, il serait
intéressant d'évoquer les artistes du passé afin d'effectuer
quelques comparaisons. Le disque a fixé pour la mémoire collective
des interprétations de légende (live et studio confondus)
où les noms, pêle-mêle, de Samuel Ramey, Boris Christoff,
Leyla Gencer, Cristina Deutekom, Piero Cappuccilli, Veriano Luchetti, Gian-Giacomo
Guelfi, Sylvia Sass, Giorgio Zancanaro, Maria Chiara et bien d'autres trouvent
leur meilleure place. L'Opéra de Paris a récemment fait savoir
sa volonté de diffuser sur les ondes hertziennes de la télévision
française (a priori France 2) cinq ou six opéras issus de
la saison 2001-2002, y compris Attila. La même volonté s'appliquerait
à une sortie en DVD des oeuvres en questions ; peut-être sera-t-il
temps, alors, d'en venir à ces quelques comparaisons.
Yann Manchon