Un plateau exceptionnel
Il en faut de la conviction dans la
voix pour s'avouer un amour réciproque sans se regarder, face au
public, à dix mètres l'un de l'autre, à chaque angle
d'une scène. Il en faut de l'émotion pour que, malgré
tout, on soit bouleversé par le message. C'est pourtant ce que réussissent
Manon Feubel (Amelia) et Misha Didyk (Gustave III, Roi de
Suède) quand ils se déclarent leur flamme au pied de l'arbre
des pendus où pousse la mandragore. On comprend mal que dans une
production aussi fréquemment reprise, un metteur en scène
expérimenté comme Jean-Claude Auvray se fourvoie de
la sorte. Pourquoi ne pas corriger ces détails ? Sa mise en scène
aurait tout à y gagner. Certes, l'économie de moyens reste
un atout pour des théâtres qui montent ce spectacle pour quelques
représentations seulement, comme les deux soirées d'Avignon.
Un décor unique (Alain Chambon) fait de panneaux amovibles,
à peine quelques accessoires, des éclairages (Philippe
Grosperrin) bien dosés suffisent à créer les atmosphères
de l'intrigue.
Dans sa mise en scène, Jean-Claude
Auvray alterne des scènes d'un kitch désolant avec des idées
symboliques fortes. Ainsi ce rideau de scène tombant des cintres
et se fermant brusquement devant le Roi de Suède afin de montrer
son impossibilité d'aller vers celle dont il rêve. Une image
puissante qui pourtant reste inexploitée, le metteur en scène
ne s'en servant plus dans l'illustration de son discours. A l'opposé,
on touche au ridicule quand, dans l'antre de la Devineresse Ulrica Arvidson,
les accompagnateurs du roi, déguisés en marins, rament sans
rames, assis à califourchon sur deux bancs réunis pour simuler
la forme d'une étrave. Un grotesque qui le dispute avec la scène
du bal et sa chorégraphie de soldats de plomb agrémentée
d'un insignifiant lancer de confettis au rythme de la musique.
Marzio Giossi, Manon Feubel
A.C.M. Studio Delestrade
Restent les interprètes. Dans
la production avignonnaise, le plateau se révèle d'un niveau
exceptionnellement équilibré et remarquablement investi.
Qui peut dire que le chant verdien n'a plus de représentants quand
Manon Feubel (Amelia), tombant à terre à la fin de
"Ecco l'orrido campo...", soulève l'émotion avec un désespérant
"Miserere d'un povero cor !" ? Elle confirmera son total engagement artistique
dans un bouleversant "Morrò, ma prima in grazia" entraînant
dans son désespoir un poignant "Eri tu" magnifiquement chanté
par Marzio Giossi (Comte Anckarström). Le bergamasque s'annonce
d'ores et déjà comme le digne successeur des barytons verdiens
d'après-guerre. A suivre ! Autre grande verdienne, la mezzo-soprano
Sylvie Brunet (Ulrica Arvidson) campe une impressionnante prophétesse.
Faisant parcourir un vent glacial autour d'elle, elle est terrifiante dans
son "Re del'abisso, affrettati".
Le jeune ténor ukrainien Misha
Didyk (1) (Gustave III, Roi de Suède) complète
cette brillante distribution. Jusqu'ici peu connu sous nos latitudes, vocalement
élégant, puissant, son aisance dans le phrasé le projette
dans la distinction du rôle. Comme sa compagne de scène Manon
Feubel, Misha Didyk délaisse les gestes impérieux pour donner
à sa seule voix le soin de "dire" le texte lyrique. Contrastant
avec la rigueur vocale et scénique de l'ensemble du plateau, la
jeune soprano Marisol Montalvo (Oscar) déçoit. Cabotine,
elle révèle au gré de simagrées excessives
ses carences (justesse, diction approximative, puissance inégale)
au lieu de les couvrir.
De son côté, le Choeur
de l'Opéra-Théâtre d'Avignon et des pays de Vaucluse
ne convainc pas. Assez terne dans l'ensemble, il se montre souvent en décalage
avec l'Orchestre lyrique de Région Avignon Provence. De la place
où se trouvait votre serviteur (sous la galerie), si les voix étaient
parfaitement reçues, il n'en était pas de même des
sons de l'orchestre. L'éloignement ne laissant passer que les cuivres
et les bois, les cordes semblaient bien fantomatiques. Dès lors,
juger de la direction du chef Français Alain Guingal s'avère
impossible.
Jacques SCHMITT
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(1) Pour écouter
quelques extraits de Misha Didyk, se connecter sur http://www.mishadidyk.com