Bartok a composé
trois ouvrages pour la scène : un opéra, Le Château
de Barbe Bleue, et deux ballets, Le Prince de Bois et Le
Mandarin Merveilleux (ce dernier étant très exactement
une "Pantomime").
Lorsqu'un Opéra monte
Le
Château de Barbe Bleue, il est d'usage qu'il l'associe avec un
des ballets. L'Opéra de Nancy, lui, a choisi de proposer une chorégraphie
sur une autre oeuvre de Bartok, la très belle Sonate pour deux
pianos et percussions, sz 110, à l'effectif original, et qui
fait parfois penser à la Musique pour Cordes, percussions et
célesta. Cette association intrigue et intéresse d'autant
plus que la réalisation scénique des deux oeuvres est confiée
au même artiste, la chorégraphe Karole Armitage (qui réalise
d'ailleurs ici sa première mise en scène d'un opéra).
On imagine donc, avant le spectacle, un lien entre les deux oeuvres, par
exemple, que la Sonate soit pensée comme un Prologue à l'opéra,
faisant évoluer les personnages de l'histoire, ou bien évoquant
le sinistre château de Barbe Bleue..., bref, nous "préparant"
à l'opéra lui même. Las. Si Karole Armitage dit trouver
dans les deux pièces "la même tension entre le lyrisme et
l'agression, les mêmes métaphores", il faut bien avouer que
le résultat laisse sceptique.
Tout d'abord, les deux ouvrages
sont séparés par un entracte, ce qui est fort dommage, l'unité
du spectacle en souffre beaucoup. Et pourtant, il aurait été
possible d'enchaîner l'opéra au ballet grâce à
la trouvaille astucieuse conçue pour l'occasion : les deux pianos
et les percussions sont en effet disposés dans une grande cage suspendue
au dessus de la scène, laissant ainsi libre tout l'espace pour les
danseurs mais aussi la fosse d'orchestre. Si l'orchestre avait été
installé dès le début du spectacle, et avait patienté
pendant les 25 minutes de la Sonate, il aurait pu commencer à jouer
dès la Sonate achevée (on peut imaginer que le Prologue parlé
la précédât, il me semble que l'effet aurait été
très beau, magique...
Nous avons donc la Sonate
en première partie, chorégraphiée pour 34 danseurs
du Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine.
Les murs sont gris, les
costumes sont tous identiques, une combinaison moulante, brillante et argentée,
qui donne aux corps un aspect lisse, inquiétant, avec un je ne sais
quoi de sauvage. On trouvera dans cette chorégraphie qui désarticule
les corps de manière saisissante, comme s'ils étaient du
caoutchouc, des rapports étranges entre les danseurs, un mélange
d'attirance et de répulsion. Sans doute est-ce là qu'il faut
voir le rapport entre les deux oeuvres. Barbe Bleue aime sincèrement
ses femmes, mais il les place face à des questionnements qui entraînent
leur perte.
De même, les danseurs
se croisent, se rencontrent, se repoussent... Quelques très beaux
moments, tel le pas de deux de la fin du premier mouvement, ou encore les
danseurs se jetant contre un mur, comme s'il s'agissait de celui d'une
prison dont ils voudraient s'échapper. Malgré tout, on trouvera
quelques redites, un certain systématisme, et l'impression d'ensemble
ne convainc pas totalement.
Le Ballet de Lorraine se
montre superbe et très engagé, l'exécution musicale
est elle aussi fort belle, mais il faut avouer que le dispositif scénique,
s'il est ingénieux (les musiciens dans une cage suspendue), n'est
pas des plus satisfaisants quant à l'acoustique, le son semble
se perdre dans les cintres, d'autant plus que, chose incompréhensible,
les couvercles des deux pianos sont fermés.
Pour l'opéra, nous
retrouvons les murs gris, mais aussi, au centre de la scène, trois
uniques éléments de décors : des murs épais,
avec dans chacun, une niche. L'une a la forme d'un sarcophage, les deux
autres enserrent le bout d'un tronc d'arbre (?...). Sur le côté
d'un des murs, une "fenêtre", du moins une ouverture. Ces murs sont
mobiles, se regroupent au centre, ou s'écartent pour laisser place
à des danseurs lors de certaines scènes. Comme pour le ballet,
les côtés de la scène sont privés de rideaux
latéraux, et sont donc ouverts vers les coulisses, créant
ainsi une sensation d'espace qui me semble en contradiction flagrante avec
le sujet et le lieu même de l'action d'où doit émaner
un sentiment d'étouffement, voire de claustrophobie, complètement
absent ici. Mais nous n'en sommes pas au premier contresens...
Autre quasi-absence, celle
du sang. Le motif du sang (une seconde mineure) est un élément
capital de la partition. D'abord timide, il prend de plus en plus d'importance
et finit par envahir le discours musical lors du monologue final de Judith.
Mais scéniquement,
il est à peine évoqué... (si ce n'est dans la robe
rouge de Judith, mais est-ce elle qui doit porter cette couleur ?
Autre sujet d'irritation,
la 5e porte, celle de l'immense paysage sans borne. Musicalement,
ce passage se trouve à la section du nombre d'or (cher à
Bartok), il correspond au maximum d'intensité de l'oeuvre (fff),
évolue dans une tonalité (Do Majeur) éclatante et
franche, enfin, scéniquement, il réclame le maximum de lumière
("la lumière ruisselle, éclatante" indique le librettiste
Béla Balasz). Or là, nous voyons une scène sombre,
sans espace, le royaume de Barbe Bleue étant simplement évoqué
par des danseurs faisant tourner des structures métalliques de globe...
L'opposition entre l'immense domaine et la réaction, soudain passive,
de Judith ("sans expression" réclame Bartok) est totalement absente.
Au moins, si la réalisation scénique va à l'encontre
de la musique et du livret, le symbole est clair, ce qui est loin d'être
le cas pour les autres portes : le jardin merveilleux (4e porte)
est illustré par des danseurs, coiffés de hauts chapeaux
pointus et voilés, prenant des postures plus ou moins en adéquation
avec la musique et finissant par se battre entre eux (?), les richesses
(3e porte) sont illustrées par d'autres danseurs, dont je
n'ai pas réussi à saisir ce qu'ils supportaient sur leurs
épaules... En tout cas, rien de brillant, contrairement à
la musique...
Karole Armitage explique
qu'elle n'a voulu pour sa mise en scène "rien de matériel"
(pas de château, pas de salle, pas de porte, pas de clé),
"Les sept portes sont des tableaux vivants incarnés par des danseurs.
Les corps expriment l'érotisme et la psychologie pour donner une
troisième dimension à ce qui est déjà contenu
dans les paroles et la musique. Ces portes sont des aspects de l'âme
de Barbe Bleue. Les danseurs rendent la vulnérabilité plus
évidente. Ca humanise Barbe Bleue, et ça rend touchant son
impossibilité d'aimer". Cette volonté de non-réalisme
est tout à fait justifiée (qui oserait monter aujourd'hui
Barbe
Bleue de manière totalement réaliste ?!), mais était-il
besoin d'ajouter du symbolisme au symbolisme ?
Effectivement, les portes
du château de Barbe Bleue symbolisent sa personnalité, son
âme, et Judith, mue par la curiosité, voire un manque de confiance
envers son mari, court à sa perte, mais, pour ma part, je
vois davantage dans cette histoire l'impossibilité d'aimer de Judith
que celle de Barbe Bleue.
Passons sur cette mise en
scène complexe et dont la clé m'échappe, pour évoquer
la direction d'acteurs, très précise, parfois belle et juste,
ce qui n'étonne pas de la part d'un chorégraphe. Je retiens
surtout le beau moment de la 6e porte (le lac de larmes), où Judith
pose sa tête sur la poitrine de Barbe- Bleue, et semble vouloir écouter
son coeur, le réconforter. Par ailleurs, on l'a dit, quelques
danseurs apparaissent au gré des tableaux, mais ils paraissent finalement
plus encombrants que nécessaires.
Nous avons dit la qualité
de l'exécution de la Sonate, et, sauf pour l'orchestre, toujours
en progrès, (même les vents qui laissaient parfois encore
à désirer la saison passée), nous serons beaucoup
moins enthousiastes pour Le Château de Barbe Bleue. A commencer
par la direction de Klaus Weise, qui force le trait en permanence (deux
exemples: les ff, et parfois même les f, deviennent des ffff ahurissants
et vulgaires ; les magnifiques lignes des clarinettes qui accompagnent
l'entrée des trois précédentes épouses de Barbe
Bleue, voient leurs inflexions tellement marquées, que cela en devient
grotesque) et se permet même des "aménagements": les deux
violons solos de la 3e porte deviennent... un seul violon solo (qui, en
plus, vibre à outrance, comme s'il s'agissait du solo de La Traviata
!).
Il est inouï de dénaturer
à ce point une partition (on se demande surtout pourquoi) : le son
d'un violon solo n'a rien à voir avec celui de deux violons solos
à l'unisson. Toute la magie qui émane de cette alchimie sonore
est gommée. Scandaleux. Je constate que M. Weise n'a guère
changé depuis une bruyante Tétralogie à Bordeaux
dans les années 80, et une Elektra dans la même ville, où
il se permit de couper plusieurs pages de la partition.
Pourtant, il peut parfois
faire preuve d'inspiration (tel le tout premier dialogue entre Barbe Bleue
et Judith, totalement murmuré) et d'un sens dramatique certain mais
qui, hélas, dégénère le plus souvent. Il semble
que Klaus Weise cherche, plutôt que de servir l'ouvre, à se
mettre en valeur, lui, et ce, sans reculer devant des tripotages inadmissibles.
Avant de parler des deux chanteurs, il faut noter le conteur de Frigyes
Funtek, qui déclame le Prologue de manière extravertie, et
c'est heureux car on entend trop souvent ce monologue récité.
Czaba Airizer campe un Barbe
Bleue touchant, humain, douloureux, mais la voix est usée, et l'amplitude
du vibrato telle qu'on doute parfois des notes qu'il chante...
Natascha Petrinsky est une
Judith vive, sensuelle et féminine. Là encore, l'incarnation
est très réussie. Le timbre est beau, chaleureux, Natascha
Petrinsky est ici plus à l'aise que dans sa Vénus du Tannhaüser,
la saison passée, mais on remarque la même difficulté
dans l'aigu : nous n'avons ainsi pas droit au contre-ut qui ouvre la cinquième
porte, mais à un cri (d'autant plus incongru qu'il ne se passe rien
sur scène !).
Pour cette ouverture de saison,
l'Opéra de Nancy nous a proposé un couplage original, qui
offrait des possibilités de mise en perspective intéressantes
entre les deux oeuvres, or, malgré des atouts certains, il me semble
que l'on est passé à côté d'un spectacle marquant.
Pierre-Emmanuel Lephay