Figaro
chez les Picaros
Près de deux cents ans après
sa création, la boutique de Figaro ne désemplit pas ; les
aventures du barbier imaginées par Beaumarchais et mises en musique
par Rossini continuent de garnir les théâtres, fussent-ils
grands, du moins par le nom, à l'exemple de celui de Bordeaux qui
vient de reprendre la production de Laurent Laffargue déjà
présentée en 1999 au Théâtre Femina.
Séville, sous la griffe du metteur
en scène de la Compagnie Le Soleil Bleu, devient une république
bananière, quelque part entre Cuba et Belize, où Almaviva,
telle une star américaine, atterrit en même temps que le public
durant les dernières mesures de l'ouverture. Loin de la patrie du
flamenco et des orangers, le décor se teinte de safran et de rouge
brique, s'accessoirise d'un perroquet et de meubles en bois exotique. Unique,
il a le mérite de transcrire intelligemment les deux lieux de l'action,
une place de la ville et la demeure de Bartolo, et de passer de l'un à
l'autre rapidement, en toute logique grâce à de larges persiennes
qui sauront aussi claquer opportunément durant l'orage orchestral
du second acte. Les poudres et les dentelles du siècle des Lumières
sont supplantées par des tenues bariolées, métissage
de plusieurs modes, des années 1930 pour le costume à rayures
de Basilio aux années 1970 pour la chemise et les bottes au talon
biseauté de Figaro. Immanquablement, l'ensemble évoque la
bande dessinée, impression confirmée par l'apparition de
Fiorello vêtu et chapeauté comme l'un des Dupont dans les
albums de Tintin.
Bradley Williams (Almaviva), Marie
Lenormand (Rosina)
et Kyu Won Han (Figaro) - 1ère
distribution
© Guillaume Bonnaud
Fidèle à la manière
actuelle de mettre en scène les oeuvres comiques de Rossini, Laurent
Laffargue multiplie les gags. Ils se succèdent sans trêve
au rythme effréné de la musique, certains percutants, d'une
actualité caustique mais hilarante (Amalviva, lors du finale du
premier acte, montre un passeport américain pour échapper
à la police locale), d'autres moins évidents (à quoi
servent les petites figurines disposées sur le devant de la scène
?). Cette vision résolument burlesque, si elle ne manque pas d'amuser,
présente l'inconvénient de cantonner les personnages dans
un seul registre ; elle ne laisse que peu de place à un large déploiement
de caractères. La fraîcheur et l'entrain de l'équipe
réunie ici servent heureusement un tel propos. Physiquement, scéniquement,
ils restent crédibles et se prêtent avec bonheur à
toutes les facéties demandées. Et le doyen de la distribution,
Michel Trempont, n'est pas, on s'en doute, le moins fantaisiste.
Vocalement, n'en déplaisent
aux règles de parité, les hommes prennent le pas sur les
femmes. Ismael Jordi, en Almaviva, ne se risque pas à affronter
le "cessa di più resistere", mais propose cependant un comte dont
la mâle assurance triomphe des difficultés du chant rossinien.
Viril, le timbre n'est pas exempt de dureté, mais il parvient à
en contrôler le métal pour apporter les nuances que réclament
les passages élégiaques, notamment dans la ravissante canzone
du premier acte "Se il mio nome...".
Plus monochrome, David Grousset (1)
ne ménage pas son énergie et ses pas de danse. Léger,
désinvolte, il maîtrise comme il se doit la situation. La
clarté et la franchise de l'émission participent à
la vitalité de Figaro ; la dimension belcantiste du personnage est
malheureusement absente.
La veine comique de Michel Trempont
est toujours aussi imparable. Plus pitoyable que détestable, l'illustre
vétéran trouve en Bartolo un rôle taillé à
sa mesure. Seule la virtuosité de "A un dottor della mia sorte"
le malmène un peu.
Mais, s'il ne fallait retenir qu'un
nom, alors celui d'Alexander Vinogradov (2) s'imposerait.
Au premier abord, sa jeunesse surprend (il n'a pas encore 30 ans). Basilio
est d'habitude incarné par des chanteurs plus âgés.
Elle confère cependant au vénal professeur de musique une
dimension inhabituelle ; il devient une espèce de double malfaisant
de Figaro qui trouve là enfin un adversaire à sa taille.
Son air de la calomnie s'enfle avec une vigueur inhabituelle, homogène,
du grave sépulcral à l'aigu triomphant (il compte à
son palmarès aussi bien Sarastro que le Figaro de Mozart), jusqu'au
formidable éclat qui n'a rien à envier au "colpo di cannone".
De tels atouts le conduisent à abuser parfois des effets, mais ce
n'est pas pécher quand le sujet de la pièce et la manière
dont elle est ici mise en scène autorisent tous les excès.
Jeannette Fischer (Berta)
© Guillaume Bonnaud
Du côté des dames, Jeannette
Fisher est désopilante en Bertha malgré l'acidité
de la voix et le volume sonore insuffisant qui déséquilibre
le finale du premier acte, cruellement privé de dessus.
Espiègle, mutine, délurée,
malicieuse, coquette, séduisante, les adjectifs se bousculent pour
qualifier la Rosina de Valentina Kutzarova. Sa prestation vocale, hélas,
n'appelle pas le même emballement. La tessiture n'est pas celle du
contraltino
requis. La couleur sombre, la rondeur, la facilité dans l'aigu,
l'agilité aussi lui font défaut. Restent les notes, la vivacité
du regard et ce large sourire qui, coïncidence ou non, n'est pas sans
rappeler celui de Maria Callas dans "una voce poco fa" en 1958 à
Paris. C'est déjà pas mal, mais ce n'est pas assez.
L'orchestre national de Bordeaux Aquitaine
dirigé par Laurent Campellone répond précisément
aux exigences rythmiques de la partition. Il possède la justesse
et l'esprit, il lui manque peut-être la verve ou du moins ce petit
grain de folie que s'autorise lors des récitatifs, sous forme de
citations musicales, le clavecin d'Alexandre Bousquet.
Tout au long du spectacle, le public,
venu nombreux, rit et apprécie la farce au point de finalement affoler
l'applaudimètre. La salle en redemande et les chanteurs, premiers
et seconds rôles, quel que soit leur rang, défilent tous sous
un même claquement régulier qui correspond rituellement au
bis.
Ainsi détraqué, notre seul instrument de mesure ne peut délivrer
comme à l'habitude ses précieuses informations quant au jugement
de l'assistance sur chacun des artistes. Il témoigne toutefois qu'il
s'agit là d'un Barbier, somme toute, de qualité.
Christophe RIZOUD
Notes
(1) Enfant du pays,
David Grousset sera à l'affiche de trois des productions de la prochaine
saison bordelaise : La fille du tambour Major, Il signor Bruschino et
Werther.
(2) Alexander Vinogradov
chantera Colline dans la première distribution de La Bohème
que propose l'Opéra National de Paris du 5 octobre au 4 novembre
2005.