En montant ce doublé Barbe
Bleue / Erwartung, Bernard Labadie prenait un risque mesuré : risque,
puisqu'il s'agissait dans le cas de Barbe Bleue d'une représentation
dans la langue originale hongroise (1), et dans celui
d'Erwartung de la première incursion de l'Opéra de
Montréal dans la musique atonale ; mesuré, puisque la mise
en scène originale, créée à la Canadian Opera
Company de Toronto en 1993 (2), était signée
par l'enfant du pays, Robert Lepage, auteur à l'Opéra de
Paris d'une magistrale mise en scène de La Damnation de Faust
que les Parisiens pourront à nouveau voir au printemps. Mais disons-le
d'emblée : le pari a été remporté haut la main,
l'Opéra de Montréal nous ayant livré là une
des soirées les plus passionnantes et les plus réussies de
son histoire.
Greer Grimsley (Duc Barbe-Bleue),
Nancy Maultsby (Judith),
Pamela Sue Johnson, Mark Johnson,
Noam Markus (Epouses)
© Yves Renaud
La mise en scène, reprise ici
par François Racine, est d'une grande cohérence dramatique
et assure les acteurs d'une excellente direction. Décors et projections
sont indissociables du jeu qui court sur la scène, réussissant
à nous faire oublier des éclairages plutôt décevants
en début de soirée. Pour Le Château de Barbe-Bleue,
Lepage s'éloigne des indications fournies par le compositeur et
son librettiste quant au lieu de l'action : point d'immense salle de château
gothique, mais plutôt un corridor sombre, étroit, au plafond
très bas ( renforçant l'impression d'étouffement qui
étreint Judith à son arrivée au château ) qui
s'avance vers la scène et dont un des murs, fait de larges carreaux
de pierre, sert de toile sur laquelle sont projetées des images.
L'autre mur est percé de sept trous de serrure très éclairés
qu'on ne voit plus lorsque chacune des portes est ouverte. La robe de Judith
se macule de sang au fur et à mesure de l'ouverture des portes ;
après avoir vainement tenté de laver symboliquement sa faute
dans le lac de larmes derrière la sixième porte, Judith est
condamnée, physiquement et métaphoriquement, à connaître
le même sort que les autres femmes de Barbe Bleue, elles aussi vêtues
de rouge.
Musicalement, c'est un euphémisme
de dire que l'oeuvre, pour courte qu'elle soit, est exigeante : l'orchestration
de Bartok, d'un coloris chatoyant, s'embellit de combinaisons généralement
peu utilisées au début du XXe siècle et qui naissent
de la juxtaposition d'instruments traditionnels avec le cymballo, le xylophone,
le célesta et l'orgue. Mais Bartok utilise également les
instruments qu'on trouve plus régulièrement dans un orchestre
d'opéra pour introduire des contrastes saisissants et des sonorités
évocatrices comme, par exemple, dans le thème répété
de l'intervalle sol dièse-la qui revient chaque fois que des taches
de sang apparaissent après l'ouverture de chacune des portes. Pour
les chanteurs, la difficulté provient principalement des changements
de mesure incessants dont Bartok a truffé la partition, comme pour
mieux souligner le tourment intérieur des personnages. Mais Nancy
Maultsby et Greer Grimsley se déjouent des péripéties
vocales d'une manière insolente et supportent ainsi la comparaison
avec les plus grands interprètes.
L'étendue vocale du rôle
de Judith fait appel aux ressources d'un mezzo-soprano capable d'atteindre
la tessiture élevée d'un soprano dramatique. Nancy Maultsby,
malgré un contre-ut à l'ouverture de la 5ème porte
qui ressemble fâcheusement à un si-bémol, maîtrise
très tôt un léger vibrato pour donner une prestation
de grande classe. L'éclat de sa voix fait parfaitement ressortir
les angoisses qu'elle ressent et le chantage affectif auquel elle soumet
son nouvel époux pour qu'il ouvre la septième porte. L'émotion
qu'elle dégage et la facilité avec laquelle elle se joue
des difficultés du rôle concourent à une incarnation
parfaitement crédible.
De son côté, Greer Grimsley,
impeccable sur le plan de la caractérisation, utilise toutes les
ressources et la projection de son baryton-basse pour traduire le contrôle
qu'il entend exercer sur sa nouvelle épouse ; toutefois, il sait
aussi nuancer son interprétation et laisser entrevoir la fragilité
et la souffrance intérieure du personnage qui, en laissant pénétrer
la lumière dans son château, accepte enfin de s'ouvrir aux
autres... pour le meilleur et pour le pire.
Renate Behle (La Femme)
Pamela Sue Johnson (La maitresse),
Noam Markus (L'amant)
© Yves Renaud
Dans Erwartung, une femme est
à la recherche de celui qu'elle aime et croit pouvoir le trouver
dans la forêt qui se trouve à proximité. Elle en émerge
et trébuche sur son corps. A ce moment, ses déclarations
d'amour se mêlent à des accusations d'infidélité.
À la nuit tombante, elle essaie encore de le trouver. Lepage transpose
l'action dans une maison pour aliénés. On y voit, à
nouveau, un mur de pierre d'où affleurent des formes humaines tantôt
inertes, tantôt bien vivantes et qui illustrent les affects de la
femme. Par le jeu manifestement incohérent d'acteurs introduits
dans le spectacle, Lepage veut montrer les contradictions qui traversent
le subconscient de cette femme apparemment meurtrière de son amant
infidèle. L'importance qu'il accorde aux mots qu'elle chante est
telle que certains sont projetés sur un filtre placé à
l'avant scène et sur le mur qui encore une fois sert d'écran.
Ainsi le langage des mots s'intègre magnifiquement non seulement
aux aspects visuels, mais aussi au tissu musical qui nous plonge dans l'infini,
comme les phrases qui ne se terminent pas, comme le regard qui se prolonge
ou s'absente sans jamais se poser définitivement.
Schönberg ne ménage pas
les capacités de la chanteuse principale, puisque dès le
début de l'oeuvre elle est plongée en pleine psychose. Avec
une remarquable maîtrise de l'expression musicale et des mouvements,
Renate Behle se surpasse dans ce rôle exigeant. On ne peut qu'apprécier
la rondeur et la puissance de ce superbe soprano qui rend parfaitement
les moindres inflexions d'un personnage tour à tour habité
par la tendresse, le déchaînement hystérique et une
certaine forme de résignation. Passer en l'espace de trente minutes
et d'une façon aussi naturelle par toute cette gamme des sentiments
relève de l'exploit.
L'Orchestre symphonique de Montréal,
avec ce son velouté qu'on lui connaît, commence la soirée
de façon anémique et dépourvue de profondeur. Au fur
et à mesure cependant, la phalange montréalaise prend ses
marques, retrouve son éclat habituel et beaucoup de mordant, en
particulier après l'ouverture de la troisième porte.
L'accueil enthousiaste du public venu
en nombre à cette première est encourageant et laisse présager,
on l'espère, de nouvelles productions également inscrites
sous le signe de l'audace et de l'excellence.
Rémi BOURDOT
- Réal BOUCHER
Notes
1. On se rappellera, à toutes
fins utiles, que la mémorable interprétation de Jessye Norman
et Samuel Ramey au Met en 1989 était... en anglais !
2. 11 ans pour faire venir une production
de Toronto à Montréal, ça ne fait toujours que du
0,0035 mile à l'heure : mieux vaut tard que jamais, comme dirait
l'autreÖ