Finalement elle était verte,
opulente avec une longue traîne... Les paris étaient allés
bon train tandis que prenaient place les musiciens de l'Orchestre baroque
de Fribourg. Rouge. Bleue. Rose. Perdu. Au mépris de toute superstition,
la robe affichait une couleur intensément émeraude, à
faire pâlir une granny smith. Les divas sont ainsi. Elles
ne se résument plus à leur seule voix mais leurs attitudes,
leurs faits, leurs gestes importent presque autant. Et Mlle Bartoli appartient
assurément à la légende.
Ce postulat posé, indiscutable,
satisfaisons à présent les hérétiques. Oui,
le volume sonore est faible. Il m'a même paru moindre qu'à
l'habitude. Il faut en chercher sans doute la raison du côté
du Freiburger Barockorchester et de son effectif, largement supérieur
à celui d'il Giardino Armonico ou de l'Akademie für alte musik
Berlin qui accompagnaient la chanteuse dans ses précédents
récitals au Théâtre des Champs-Elysées. Tout
est relatif, ne l'oublions pas. Oui, la voix en s'étirant vers l'aigu
s'est amincie dans le grave et le médium. Conséquence directe,
les couleurs ont blanchi. Le chant n'a plus le même relief. Oui,
Salieri n'a pas l'envergure de Mozart ou Haydn. Il ne parvient pas, comme
ses illustres confrères, à dessiner un caractère,
tracer une situation en quelques notes. Oui, après Vivaldi, Gluck,
on commence à connaître la chanson. Exhumation, sensation,
promotion. L'effet de surprise n'est plus au rendez-vous. Oui...
Restent une personnalité unique,
une technique accomplie servie par une musicalité hors pair, une
générosité à toute épreuve, des pans
de répertoire dévoilés comme autant de fresques oubliées
subitement mises à jour derrière leur barbouillage de plâtre,
une joie de chanter incroyablement communicative. Et le public frissonne,
en redemande. Ce soir comme les autres soirs. Toute critique semble alors
bien mesquine.
Pourtant, le triomphe n'est pas forcément
assuré. Le premier air, par exemple, extrait de La scuola de' gelosi,
tombe à plat. Pas un applaudissement. Rien. La salle est froide
et ce n'est pas l'insipide ouverture de Cubai, gran kan de Tartari,
exécutée auparavant par un irréprochable Barockorchester,
qui a pu l'aider à se réchauffer. Heureusement, le rondo
"Amor pietoso amore", qui par ses longues phrases suspensives apparente
Emilia à La Comtesse Amalviva, permet de reprendre l'assistance
en main. Bartoli est sans rivale lorsqu'il faut ainsi reposer la voix sur
le souffle pour exhaler le soupir de l'âme. "Vi sono sposa e amante"
convoque la flûte et le hautbois pour un trio virtuose où
les ornementations dialoguent et s'imitent. La cantatrice sait habilement
rendre le public complice du plaisir qu'elle partage avec les autres solistes.
L'ouverture de Don Chisciotte alle nozze di Gamace est à
peine jouée qu'elle est aussitôt oubliée. La première
partie peut s'achever avec, d'abord, la grande scène d'Armida,
merveilleusement exprimée, puis le tonitruant extrait de La secchia
rapita. La puissance des cuivres et les timbales malmène alors
un peu notre Cecilia, mais elle cramponne le hautbois et finit par terrasser
les redoutables difficultés de la partition. Sortie. Un peu difficile,
la longue traîne s'accroche à l'angle de la porte.
La secchia rapida assure,
au moyen de son ouverture, la transition avec la deuxième partie.
"Se lo dovessi vendere", petite pièce allègre, ruban que
Zerlina ne refuserait pas de nouer à son cou, est l'occasion de
déployer oeillades et espiègleries. C'est le trou normand,
le sorbet au milieu du repas, léger et rafraîchissant, qui
prépare aux plats de consistance. "Or ei con Ernestina" est le premier
d'entre eux. Le rondo introspectif, introduit par un récitatif
enfiévré, met en valeur la comédienne. L'expression
du visage, du corps aussi, affranchie des tics qui autrefois l'entachaient,
dans les passages virtuoses notamment, participe autant que le chant au
portrait de cette comtesse aux tourments mozartiens. "Se spiegarsi potessi
appieno" renoue avec l'ébouriffante virtuosité. Les variations
sur La follia di Spagna à l'indéniable charme mélodique
valent à l'Orchestre de Fribourg une formidable ovation. L'habileté
de l'ensemble, pourtant dépourvu de chef, est admirable. Les récit
et aria extraits de La cifra forment avec bonne humeur le point final de
la soirée.
Point final ? Non, car avec la Bartoli,
les rappels correspondent à une troisième partie. On ne range
pas la nappe et les couverts. Au contraire, on fait défiler encore
deux morceaux de choix : un extrait de La Semiramide riconosciuta
de Gluck, gravement bouleversant, et l'air du genio de Haydn qui finit
d'enflammer la salle. C'est un mauvais tour joué à Salieri
qui ne sort pas vainqueur d'une telle confrontation. Car il s'agit là
des deux meilleurs moments de la soirée. La musique se hisse enfin
à la hauteur de l'interprète. Le compositeur viennois aura
pourtant le dernier mot. "La Ra La" referme le concert comme un clin d'oeil
alors que le public se met debout pour acclamer la diva.
Oserais-je l'avouer, j'ai failli
ne pas y aller. J'avais déjà écumé ses derniers
récitals Vivaldi, Gluck, Orfeo e Euridice au Châtelet
aussi... J'en étais sorti tellement comblé que, Salieri aidant,
je craignais d'être déçu. Et puis finalement, je me
laissai convaincre par un jeune camarade de l'accompagner. Aujourd'hui,
je sais que, la prochaine fois, sans hésiter, j'y serai.
Christophe RIZOUD