OPÉRA DE BAUGÉ
SAISON 2004
L'Opéra génère
une dimension fantasmatique qui se révèle au détour
des mots, qui s'inscrit en filigrane dans les pages des programmes. Il
est des noms et des lieux qui provoquent le rêve et l'envie, réalisés
parfois, impossibles souvent, toujours attendus... Il serait aisé
d'énumérer ainsi chanteurs et chefs, scènes mythiques
et anecdotes...
Nous retiendrons Bayreuth bien sûr
et son temple wagnérien, Glyndebourne, ses arbres et ses prairies
qui ont entendu plus qu'aucun d'entre nous les plus grandes oeuvres du
répertoire...
Souhaitez-vous aller recueillir leurs
confidences ? C'est trop compliqué ? Alors... allez à Baugé,
c'est tout près, c'est dans le Maine-et-Loire, pas très loin
de la vallée du dernier grand fleuve libre d'Europe ! Bientôt,
la nature verdoyante de la propriété des Capucins, appartenant
à un couple d'Anglais totalement possédés par le genre
opéra (John Grimmet, fondateur de l'Opéra de Baugé),
pourra à son tour vous livrer duos et cavatines, romances et choeurs,
drames et comédies légères, de Britten à Mozart...
Si vous souhaitez, pendant quelques
heures, fusionner avec la culture britannique, alors formez-vous au rituel
et surtout ne vous étonnez de rien tout en vous nourrissant de surprises...
et de paniers-repas !
Sélectionnez la tenue vestimentaire
ad
hoc qui va vous permettre de traverser le miroir des illusions, mais
n'oubliez surtout pas votre fauteuil-camping. Et si celui-ci est placé
le long d'une table sur laquelle la lumière du jour finissant vient
se briser sur les verres en cristal taillé et l'argenterie (côtoyant
gobelets en plastique et assiettes en carton)... "still life" caressée
par la flamme vacillante des bougies portées par des chandeliers...
c'est normal ! vous êtes à l'Opéra de Baugé
!
Auparavant, vous aurez longé
le grand chapiteau de toile, style "Fête foraine" avec issues de
secours, normes de sécurité et accessoires sanitaires adaptés
pour découvrir un fronton à l'antique peint en trompe-l'oeil
et pénétrer, en retirant vos lunettes de soleil, dans le
théâtre en bois, temple clair-obscur de la célébration
à venir, parfaite évocation d'un théâtre élisabéthain...
c'est normal ! vous êtes à l'Opéra de Baugé
!
Et si, à chacun de vos déplacements,
vous êtes gratifié d'un sourire par ceux que vous croisez,
si, en quittant le parking à la fin du spectacle, le préposé
à l'organisation vous fait de grands signes pour vous souhaiter
bonne route, vous aurez la confirmation - si vous en doutiez encore - que
vous êtes bien à l'Opéra de Baugé...
La place dévolue à
la gastronomie - bien française et l'on voit que le "métissage
culturel" n'est pas, lui, une illusion - occupe une large place. Elle ne
saurait cependant éclipser l'Opéra dans lequel elle est insérée,
entre deux actes, et le spectateur de 2005 soupera volontiers avec Don
Giovanni (l'un des opéras prévus).
A l'affiche de la saison 2004, deux
ouvrages : Les Pêcheurs de Perles de Bizet et Martha
de Friedrich von Flotow (annoncés tous deux dans par Christophe
Rizoud dans les Brèves).
Les Pêcheurs de Perles ©
DR
LES PECHEURS DE PERLES
Opéra en trois actes de Georges
Bizet
Réalisé par Brad Cohen
Direction musicale : Andrew Edward's
CB
Direction artistique : Bernadette
Grimmett
Scénographie : J.B. Monribot
Choeur et Orchestre de l'Opéra
de Baugé
Zurga : Owen Webb
Nadir : Andrew Friedhoff
Leila : Rosalind Evans
Nourabad : Michel Kallipetis
Ce samedi 24 juillet était
donnée la première des Pêcheurs de Perles. Après
les représentations de 1863, l'oeuvre semble avoir été
oubliée et même perdue, non sans laisser, semble-t-il, suffisamment
d'indices pour qu'une partition ait pu être reconstituée et
éditée par Brad Cohen. "Adaptée à la partition
vocale publiée par Bizet lui-même, elle offre une structure
claire, conforme à l'originalité de Bizet" (informations
fournies par un programme très documenté).
Cet opéra s'inscrit dans notre
culture comme l'archétype de l'opéra à la française,
avec romances et mélodies, grands airs propices aux prouesse vocales...
persistant longtemps après dans la mémoire de l'auditeur,
parfois associés à des souvenirs de grand-père ou
de grand-oncle enflant sa voix à l'issue d'un repas de mariage.
Les chanteurs, trois essentiellement,
se doivent donc de répondre à l'attente. A Baugé,
l'engagement, la force de conviction des différents intervenants,
des solistes à l'orchestre, ont emporté l'adhésion
et - parfois - fait naître le délicieux frisson de l'émotion.
Zurga possède une voix pleine,
au timbre un peu sourd. Il faut s'habituer au vibrato, plutôt
excessif. Au troisième acte, cependant, il exprime ses tourments
avec expressivité dans son grand air "L'orage s'est calmé..."
Le duo avec Leila constitue l'un des moments forts de la représentation,
les voix se valorisant l'une l'autre. La situation dramatique est parfaitement
lisible, ciselée par la partition de Bizet à laquelle chef
et orchestre rendent justice, nous en reparlerons.
Andrew Friedhorff incarne un Nadir
gracile, fragile - dangereusement pour ce qui est de la voix - et attendrissant,
si l'on en juge par les réactions féminines perçues
ici et là ! Sa romance est portée par un filet de voix, ténu
mais juste, confidentiel jusqu'à l'intime. Il n'empêche que
ses interventions restent constamment marquées par l'incertitude
du résultat...
Le dialogue avec Leila n'est guère
à son avantage, celle-ci, malgré des aigus quelque peu forcés,
possède une assurance, une ampleur et une présence qui, progressivement,
lui font prendre l'ascendant sur ses partenaires, notamment au troisième
acte.
Une mention particulière doit
être accordée au choeur qui signe une belle prestation et
dont on a pu apprécier la puissance et l'homogénéité,
mais qui s'est trouvé desservi par des directives de mise en scène
qui mériteraient d'être revues afin que chacun connaisse le
rôle exact qu'il doit jouer.
La jeunesse de ce nouvel Opéra
qui s'inspire de son glorieux aîné, ne suffit pas à
justifier un choix de costumes pour le moins discutable... ce dont les
spectateurs ne se sont pas privés ! Il est vrai que les questions
de goût peuvent être développées à l'infini.
Il n'en reste pas moins que le requin sanguinolent en carton-pâte,
les barques pour jeux d'enfants et surtout le drapé-boursouflé-brillant-gardien-de-la-décence
de pêcheurs trop blancs de peau pour faire couleur locale, nous font
regretter un minimalisme signifiant que nous n'admettrions pas en d'autres
circonstances. Mais après tout, nous sommes dans une enclave du
Royaume-Uni et les codes culturels et esthétiques sont peut-être
à reconsidérer.
C'est à l'orchestre et à
son chef qu'il convient de reconnaître le rôle de grand architecte
de cet édifice généreux, mais dont nous avons relevé
les failles. La direction est précise sans ostentation, l'acoustique
bien maîtrisée par une répartition judicieuse des sonorités
: les cuivres sont séparés (cors et trombones) afin de ne
pas créer un pôle sonore trop présent, un violoncelle
est écarté du groupe afin de répartir les graves.
Un choix subtil qui souligne le sens de la mesure dans la musique bien
française de Bizet, sans exclure pour autant l'arc dramatique qui
sous-tend l'oeuvre. Un choix musical déterminant qui différencie
avec élégance l'orchestre de Bizet de celui de Berlioz :
si certains passages renvoient à La Damnation ou à
La
Fantastique, on n'atteint jamais aux extrêmes de Berlioz. Que
chacun conserve ses particularités...
Cette oeuvre figure assez peu à
l'affiche de nos théâtres (sa relative brièveté
ne facilitant pas sa programmation ?) et on peut le regretter. Le livret
comporte bien des naïvetés (un collier opportunément
exhibé qui induit la fin), mais pas plus que dans des opéras
plus prestigieux. Le caractère exotique et conventionnel du début
(percussions, rythmes, ligne mélodique) s'estompe progressivement,
comme si Bizet oubliait son propos initial, mais la musique s'installe
magistralement chez l'auditeur, enrichissant sa mémoire et son imaginaire
: il faut rendre hommage à l'Opéra de Baugé de mettre
ainsi à l'affiche une oeuvre quelque peu éclipsée
par une Carmen omniprésente.
Il est clair que l'on ne peut aborder
une telle soirée comme on aborde une représentation donnée
dans l'un de nos théâtres subventionnés. Ici, on l'a
vu, la passion soutient l'ampleur de la tâche et l'ambition mérite
d'être accompagnée afin que la dynamique ainsi enclenchée,
déjà perceptible dans l'orchestre, porte l'ensemble de la
prestation au niveau requis par un choix d'oeuvres exigeantes !
Nous rappellerons l'acte de foi proclamé
par le fondateur du Festival de Glyndebourne (il y a plus d'un demi-siècle),
John Christie : "Nous ferons la chose non pas du mieux que nous pourrons,
mais de la meilleure façon qui soit au monde", et nous le mettrons
en perspective avec l'un des grands fondateurs de la pensée française,
Nicolas Boileau en l'occurrence, qui donnait le conseil suivant dans son
Art
poétique "Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage...".
De l'autosatisfaction sans nuance
de l'un à l'appel besogneux de l'autre, il y a sûrement un
équilibre à trouver... et la réponse est à
rechercher sans nul doute du côté des spectateurs.
MARTHA
OU LE MARCHÉ DE RICHMOND
Opéra en quatre actes de
Friedrich von Flotow
Livret de G.R. Kruse
Direction Philip Hesketh
Orchestre et choeur de l'Opéra
de Baugé
Personnages principaux
Lady Henrietta Durham (Harriet /
Martha) : Moira Harris
Nancy, sa suivante (Nancy / Julia)
: Magdalen Ashman
Lord Tristan Mickelford, son cousin
: Owen Web
Plumkett, un riche fermier : Stephen
Kennedy
Lionel, son frère de lait
: Magnus Vigilus
Le Shérif de Richmond : Michel
Kallipetis
A l'affiche de l'Opéra de
Baugé, ce vendredi 30 juillet, figurait cette oeuvre méconnue,
rarement (ou jamais ?) donnée de Friedrich von Flotow, représentée
pour la première fois en 1847, avec un succès considérable.
Un oubli regrettable dans la programmation
tant l'oeuvre est attachante, animée d'une verve propre au divertissement
et à l'émotion, sans pour autant sacrifier à la qualité
musicale...
Après des Pêcheurs
de Perles pour le moins approximatifs, nous étions impatients
de découvrir ce nouveau spectacle. De fait, dès les premiers
instants, nous avons été propulsés dans "le" spectacle
total qui caractérise l'Opéra : alliance complexe de théâtre,
de musique, voix et instruments dialoguant dans un ensemble attrayant de
décors et de costumes... avec de surcroît une mise en scène
légère et précise.
Hélas, l'édifice n'a
pas résisté au-delà des deux premiers actes, se délitant
peu à peu pour aboutir, aux deuxième et troisième,
à un spectacle inabouti, se hâtant vers la fin... mais salué
par les applaudissements d'un public inconditionnel.
Peut-être a-t-on oublié
que l'opéra relève d'une alchimie subtile et complexe qui
exige la présence d'un grand ordonnateur contrôlant et exaltant
tous les éléments mis en jeu ?
La mise en scène, classique,
s'est montrée efficace de bout en bout, soulignant les rapports
émotionnels entre les personnages, articulant ensembles (duos, quatuors,...)
et choeurs : une bonne occupation de l'espace scénique, toujours
intelligible, des effets amusants, jamais appuyés, servis par des
chanteurs plutôt bons comédiens, même si, parfois, ils
semblaient un peu trop retenus, mais c'était la première.
Nous avons dit à propos de
Bizet, tout le bien que nous pensions de l'orchestre : bien des pupitres
enrichiraient nombre d'orchestres établis, avec un hommage particulier
aux bois et aux cordes.
Les premières voix entendues
nous ont d'emblée placés à un haut niveau musical.
Moira Harris possède un soprano
qui lui permet d'incarner une Harriet / Martha souveraine. Elle fait de
son grand air de la dernière rose de l'été (thème
récurrent ponctuant l'oeuvre), au deuxième acte, un moment
particulièrement émouvant dans lequel le dialogue voix-orchestre
fonctionne à merveille. La conviction, le don à la salle,
effacent des aigus parfois forcés.
Magdalena Ashman (contralto) confère
une réelle présence à Nancy / Julia, même si
l'organe se révèle un peu plus limitée, notamment
dans len termes de puissance et de graves : elle se place bien dans les
ensembles, et ses duos avec Martha sont très convaincants.
Sir Tristan (baryton-basse) est porté
par Owen Webb, le Zurga des Pêcheurs de Perles : le chanteur
est comme transfiguré, manifestement plus à l'aise dans ce
rôle. La voix est plus libre et la langue allemande paraît
mieux lui convenir. Ses talents de comédien font de Tristan le personnage
le plus attendu et le plus drôle.
Nous avons volontairement - et en
priorité - voulu rendre justice aux chanteurs qui, s'ils avaient
été mieux entourés, auraient pu faire de ce spectacle
un succès total. Il faut bien, a contrario, évoquer ceux
qui, de notre point de vue, ont conduit à une seconde partie pour
le moins laborieuse.
La figure de Lionel était
confiée à un ténor léger, Magnus Vigilius qui,
manifestement, s'est avéré dépassé par le rôle.
Il n'a pu surmonter qu'à de très rares moments ses limites
et ses difficultés vocales. Dans les ensembles, l'apport des autres
voix masquait en partie une justesse approximative et des aigus étranglés.
Stephen Kennedy était Plumkett,
l'un des quatre rôles principaux, dont il a livré une lecture
pour le moins inattendue... Jusqu'au milieu du deuxième acte, il
est intervenu avec autorité, avec un superbe timbre de baryton léger
(aux graves moins assurés). Après un trou de mémoire
que l'on pouvait volontiers excuser, il a donné le reste de l'oeuvre...
le livret à la main. Hélas, il ne s'agissait pas d'un jeu
de scène, mais bien de la nécessité de lire un texte
que le chanteur n'avait pas mémorisé...
Les conséquences ont été
néfastes à l'ensemble de la représentation, nous ramenant
à notre propos initial : tous les éléments d'un opéra
sont étroitement imbriqués et la défaillance de l'un
(ici Plumkett) et les difficultés de l'autre (Lionel) ont entraîné
l'ensemble du plateau ; c'est d'autant plus navrant que la première
partie était plutôt brillante.
Comment jouer la comédie lorsqu'il
faut lire ? Comment établir une intimité lors d'un duo quand
les yeux sont sur le livre au lieu d'être sur l'aimée ?...
Les erreurs se sont multipliées
et le chef, que nous n'avons pas encore évoqué, n'a pu redresser
la situation. Si l'orchestre a conservé ses qualités intrinsèques,
la direction de Philip Hesketh s'est montrée moins rigoureuse que
celle d' Andrew Edwards dans Bizet , ses musiciens jouaient souvent trop
fort, couvrant les chanteurs et le choeur.
Cette première avait lieu
le 30 juillet, les deux autres représentations devant avoir lieu
les jours suivants. On ne peut que souhaiter la résolution de certains
des problèmes évoqués, tout en craignant la fatigue
vocale des chanteurs enchaînant trois soirées sans repos.
En tout état de cause, une mention appuyée doit être
adressée au décorateur et au metteur en scène dont
le travail a permis des évolutions pertinentes en regard à
l'action, ainsi qu'aux costumiers et coiffeurs, toilettes, coiffures et
perruques variées et colorées mettant en valeur les héros
comme le choeur.
Cette oeuvre aura été
une excellente découverte pour de nombreux spectateurs (même
si le sous-titrage annoncé s'est montré défaillant),
grâce à la musique chatoyante et élégante de
Flotow qui, sans perdre de sa personnalité, possède la couleur
d'Offenbach, la somptuosité de Weber, la subtilité de Mozart
dans certains ensembles, le quatuor du rouet dans le deuxième acte
rappelant en particulier Così fan Tutte.
Il faut saluer à nouveau l'audace
de l'Opéra de Baugé qui n'hésite pas à programmer
des oeuvres dont la fréquentation n'est pas assurée. Souhaitons
à nouveau que les différents acteurs de cette belle aventure
trouvent les ressources artistiques nécessaires pour la mener à
bien.
Jacques REVERDY