Mozart à la
cour d'Espagne ou l'Europe des Lumières
La zarzuela est un genre musical typiquement
espagnol que de grands chanteurs comme Montserrat Caballé, Placido
Domingo, José Carreras, Alfredo Kraus, Teresa Berganza ont contribué
à faire connaître à travers le monde.
Bien que son histoire soit longue et
confuse, la zarzuela peut aujourd'hui être considérée
comme l'équivalent de l'opérette viennoise, identifiée
par les Espagnols comme "zarzuelita" ou "genero chico", dans le style de
l'opéra-comique : de l'opéra léger en espagnol avec
des dialogues parlés.
En fait, ce genre est né au
XVème siècle, pendant le règne de Ferdinand et d'Isabelle,
son nom reprend celui du Palais "La Zarzuela" situé près
de Madrid. Il deviendra encore plus populaire au XVIIème siècle
pendant le règne de Philippe IV, comme divertissement de cour. Temporairement
éclipsé par l'opéra italien, il connaîtra un
regain de succès au XIXème siècle, comme en témoigne
la fondation, en 1865 à Madrid, du "Teatro de la Zarzuela"
destiné à accueillir les futures créations.
L'un des principaux intérêts
de ce concert au Théâtre des Champs-Élysées
était d'en faire connaître un pan entier et quasiment inconnu.
En effet, grâce à Jordi Savall et à d'autres, la musique
ancienne espagnole a été et est toujours très bien
servie. La zarzuela du XIXème siècle jouit ainsi d'une certaine
renommée, consacrée par plusieurs enregistrements des oeuvres
les plus connues. Mais il est loin d'en être de même avec cette
musique d'un XVIIIème siècle pourtant extrêmement fécond
dans tout le reste de l'Europe, et ces partitions restées dans l'ombre
allaient révéler ce soir-là des merveilles insoupçonnées,
d'authentiques joyaux.
Au gré d'une sorte de parcours
chronologique, on commence par le plus ancien, José Melchor de Nebra
Blasco, un des maîtres de Padre Antonio Soler, auteur de vingt opéras
et de nombreuses oeuvres de musique sacrée. Avec surprise, on découvre
une musique qui s'apparente fortement aux airs de concert de Mozart : récitatif
accompagné, mouvement lent, suivi d'un mouvement rapide. On reconnaît
aussi des accents haendeliens dans la rapidité virtuose des cadences
et même un accompagnement d'une structure quasiment vivaldienne avec
flûtes et pizzicati dans l'air dévolu au rôle
travesti d'Horatio. Rien de particulièrement "hispanisant" dans
ces compositions nourries de réminiscences d'origines cosmopolites.
A cet égard, le choix de Boccherini
n'a rien de surprenant quand on apprend que ce musicien, qui avait séjourné
en Espagne, était le compositeur en titre de l'Infant... L'osmose
entre l'Italie et l'Espagne devient complète et se complique à
l'écoute de l'air de La Briseida d'Antonio Rodriguez de Hita,
qui fut directeur de la Musique au couvent de l'Incarnation de Madrid :
la ressemblance avec les airs de concert de Mozart et certains de ses opéras
de jeunesse devient hallucinante... Mais tout cela n'est pas si étonnant,
car, au XVIIIème siècle, les musiciens voyageaient beaucoup
à travers toute l'Europe et se complaisaient à se plagier
les uns les autres, sans états d'âme...
Témoin, le dernier compositeur,
Vicente Martin y Soler, le plus connu du programme avec Boccherini et qui,
à l'inverse de ce dernier, quitta l'Espagne pour l'Italie où
il se fit connaître sous le nom de "Martini il Spagnuolo". Il écrivit
plusieurs opéras pour des théâtres italiens, entra
au service de l'Infant, futur roi d'Espagne, vers 1780, et sur un livret
de... Da Ponte, écrivit l'opéra-bouffe Il Burbero di Buon
Core, pour lequel Mozart composera deux airs de concert très
célèbres : "Chi sa, chi sa, qual sia" (K 582) et surtout
"Vado, ma dove, o dei" (K 583) tous deux dédiés à
Louise Villeneuve et composés à Vienne en octobre 1789.
Quand on saura que Martin y Soler,
encore avec da Ponte, est également l'auteur d'un opéra,
Una cosa rara, cité par don Giovanni lors de son dernier
souper, on comprendra pourquoi l'ombre de Mozart planait ce soir-là.
avec insistance...
C'est tout juste si, grâce à
la Séguédille de Violante, on entendit pointer comme un rythme
de castagnettes, mais Martin y Soler n'est-il pas, avec Boccherini, le
seul à avoir vu le début du XIXème siècle ?
Et puis, Violante, n'est-ce pas le prénom de la Marchesa Onesti
dans La Finta Giardiniera du même Mozart ?
On peut se prendre à rêver
d'un grand concert qui aurait réuni, le temps d'un soir, tous ces
génies, tel celui décrit par Alejo Carpentier dans son roman
"Concert Baroque", et l'on peut remercier Maria Bayo, Christophe Rousset
et tous ses musiciens, de nous avoir permis un songe aussi fabuleux.
(Christophe Rousset)
La première, pour sa ligne de
chant impeccable, la noblesse de son style, son expression sensible et
raffinée, sans pathos excessif. C'est toujours un plaisir d'entendre
et de voir cette délicieuse artiste, élève de Berganza,
qui semble avoir hérité de son charme, de son élégance
et de sa musicalité, tout en apportant à son art une touche
qui n'appartient qu'à elle. Maria Bayo excelle aussi bien dans la
déploration que dans la malice, sa voix paraît avoir
encore gagné en rondeur, et à entendre son exquise Clementina,
on se réjouit de sa future Despina à Garnier en juin prochain.
Les seconds pour leur belle sonorité,
qui bonifie avec le temps, ce qui était déjà perceptible
dans Alcina à la Cité de la Musique L'excellence des
cordes et des vents fut particulièrement mise en valeur dans la
Symphonie numéro trois de Boccherini, où l'orchestre, au
grand complet, fut très brillant.
L'enthousiasme du public fut tel que
les artistes offrirent trois bis : un autre air d'Horacio dans Amor
aumenta el valor, "Adios prendra de mi amor", brillantissime ; l'air
de Trompas "Llegar ninguno intente", très virtuose, et enfin, de
Briseida, " Dey dad que las venganzas", proche du lamento où,
encore une fois, Maria Bayo fit preuve d'un art consommé de la déclamation,
du phrasé, de la vocalise, du trille, pour le plus grand bonheur
d'un auditoire où l'on entendait, par ailleurs, beaucoup parler
espagnol.
Mais que ceux qui ont manqué
ce passionnant concert se rassurent : un disque sera enregistré
en mai prochain chez Naïve, pour une sortie prévue à
l'automne.
Juliette Buch