Oui, assister au festival de Bayreuth
est une expérience inoubliable, et ce, quelle que soit la qualité
du spectacle que l'on y voit. D'une part, le simple fait d'être dans
une des salles les plus mythiques au monde est déjà un immense
bonheur ; d'autre part, l'acoustique si particulière du Festspielhaus
(dont on n'a qu'une idée dans les enregistrements) permet une bien
meilleure compréhension du langage wagnérien.
On sait que la fosse se trouve, pour
sa plus grande partie, sous la scène. Les cuivres étant tout
au fond, leur sonorité est comme étouffée, ainsi,
même jouant fortissimo, ils ne couvriront jamais les autres instruments.
Cette particularité (que Wagner exploitera pleinement dans Parsifal,
le seul opéra qu'il ait conçu avec l'expérience de
l'acoustique du Festspielhaus) permet cette incroyable sonorité
orchestrale qui allie la puissance de la masse des cuivres au son toujours
clairement perceptible des cordes. C'est peut-être cela le "miracle"
acoustique de Bayreuth, auquel il faut aussitôt ajouter un autre
l'équilibre fosse/scène qui en découle. Jamais, en
effet, les chanteurs ne donnent l'impression de forcer pour "passer" l'orchestre,
ce qui dément la légende des "grosses voix wagnériennes".
La salle, vaste, offre par ailleurs une réverbération idéale.
Il est difficile de décrire par des mots les particularités
d'une acoustique, aussi ne pouvons-nous que souhaiter à tout amateur
de Wagner de pouvoir se rendre dans ce Festspielhaus afin de goûter
la magie du son de l'orchestre de Bayreuth, magie encore accrue par le
fait qu'il est, avec son chef, est absolument invisible depuis la salle.
(la fosse)
Quant à l'interprétation,
je commencerai justement par parler encore de l'orchestre, car c'est sans
doute le souvenir le plus fort que me laissera ce voyage à Bayreuth
: non seulement sa sonorité si particulière, mais également
son extraordinaire qualité.
Les musiciens qui le composent viennent
des meilleures formations allemandes et cela s'entend : une beauté
des solos à couper le souffle (par exemple la clarinette basse qui
chante superbement et ne "poitrine" jamais, le tuba dont la musicalité
et la finesse du jeu sont renversantes lors du prélude du IIe acte
de Siegfried), une homogénéité des pupitres
absolument magnifique (les cuivres !, les cordes !!) et une sûreté
à toute épreuve (y compris dans les musiques de scène
dont les fameux appels du cor de Siegfried, impeccables). Nous sommes vraiment
très proches de la perfection. La direction d'Adam Fischer (le frère
d'Ivan) met en valeur toute la beauté de l'orchestre. Superbes sont
le souffle et l'efficacité dramatique qui la caractérisent.
Les tempi sont en général très lents, ce qui peut
devenir gênant (ou lassant) dans certaines scènes de Götterdämmerung,
mais au final, il faut saluer le très bon travail de ce chef discret,
y compris dans les saluts au rideau, où l'homme paraît embarrassé
d'être là, ainsi ovationné.
(la salle)
La troupe de chanteurs réunie
pour le Ring ne compte pas de célébrités (c'est une
"signature" du festival de Bayreuth : "no star", ou alors exceptionnellement)
mais offre de très belles surprises à côté de
réelles déceptions.
(Die Wälküre)
C'est Die Walküre qui aura
le plus convaincu sur le plan vocal : Sieglinde absolument magnifique de
Violetta Urmana, splendide et vaillant Siegmund de Robert Dean Smith, Wotan
royal d'Alan Titus, superbes Fricka de Mihoro Fujimura et Brünnhilde
d'Evelyn Herlitzius,dominent une distribution très heureuse.
Les autres grandes performances, nous
les devrons à Arnold Bezuyen, qui signe un Loge magnifique, où
l'intelligence du musicien et celle de l'acteur ledisputent à la
maîtrise du chanteur, au Mime de Graham Clark (dans Siegfried
uniquement) dont la prouesse scénique masque une petite méforme
vocale, au Froh de Endrik Wottrich, qui réussit à se distinguer
dans un rôle pourtant bien court grâce à une voix d'une
réelle beauté (il sera Parsifal l'an prochain avec Boulez)
et aux trois filles du Rhin, dont les voix s'allient idéalement
pour former un trio magnifique. Hartmut Welker campe un très bel
Alberich qui suscite la compassion, Wolfganf Schmidt est un Siegfried solide,
qui réussit à conjuguer la vaillance à la finesse
(indispensable au IIe acte de Siegfried) tandis qu'Olaf Bär
est bien meilleur en Gunther qu'en Donner.
Les deux géants, le Hunding
de Philippe Kang, l'Erda de Simone Schröder (bien davantage mezzo
qu'alto), la Gutrune d'Yvonne Wiedstruck ou les trois nones laissent indifférents.
Par contre, le Hagen de Peter Klaveness,
à bout de voix dès le deuxième acte du Götterdämmerung
et se réfugiant dans le cri au troisième, déçoit,
de même que l'oiseau d'Eva Scheider, dont la voix blanche est d'une
instabilité pénible...
Revenons un instant sur Evelyn Herlitzius
qui campe, de bout en bout, une merveilleuse Brünnhilde. La voix est
claire, "jeune", extrêmement touchante, elle convient particulièrement
bien à la fougue du personnage telle que la mise en scène
le caractérise, notamment dans Die Walküre. L'actrice
est en outre très convaincante et parachève une interprétation
particulièrement réussie.
La production de Jürgen Flimm
ne laissera pas un grand souvenir. La volonté d'actualiser l'intrigue
est manifeste, dès les premiers tableaux de Rheingold (ascenseur
qui amène Alberich devant les filles du Rhin au premier, lendemain
de cuite pour Wotan et ses compagnons - avec Fricka ramassant bouteilles
et gobelets en plastique - au deuxième...) et tout au long des trois
journées suivantes (IIe acte de Walküre dans le bureau du big
boss Wotan, avec ordinateur et fontaine à eau ; IIe acte de Siegfried
dans un no man's land avec table de camping ; barrière de sécurité
autour de l'antre de Fafner ; Ie et IIIe actes de Götterdämmerung
dans un immeuble de bureaux...), tout cela n'est guère convaincant
ni, le plus souvent, très beau. La modernisation de l'intrigue nous
amène dans le royaume de l'argent (plutôt sale d'ailleurs),
qui devient la principale motivation des personnages, ce qui ne correspond
pas vraiment au livret (rappelons que l'or du Rhin permet à celui
qui renonce à l'amour de forger un anneau qui le rendra maître
de l'univers) et tend plutôt à tout uniformiser : Wotan, déchu
de sa divinité et plus ou moins mafieux, siège dans une tour
d'acier au mobilier luxueux, Alberich est bien installé dans son
bureau tout en cuir, tandis que Gunther et Hagen sont à la tête
d'une entreprise florissante... qu'est-ce qui les différencie ?
Tout paraît quelque peu monotone dans cette vision où seul
le profit (plus que l'anneau lui-même donc) semble important. Tout
cela pourrait encore se défendre si de nombreux illogismes, contre-sens,
questionnements et parti pris discutables ne venaient brouiller le message.
(Götterdämmerung)
Illogisme par exemple, au début
du premier acte de Götterdämmerung où Brünnhilde
et Siegfried se trouvent dans un intérieur qui n'a rien à
voir avec le rocher de Brünnhilde ; comment justifier alors que les
flammes entourent cet endroit lorsque Waltraute puis Siegfried/Gunther
s'approchent ? La couronne de flammes a-t-elle suivi Brünnhilde telle
l'auréole d'un saint ? De même, Alberich est accompagné
durant le deuxième acte de Siegfried d'un jeune garçon
que l'on comprend être son fils Hagen, mais comment justifier qu'il
soit devenu un homme dans Götterdämmerung alors qu'une
seule journée sépare l'action de Siegfried de celle
de Götterdämmerung ? Contre-sens dans les décors,
notamment celui du deuxième acte de Siegfried, qui n'a absolument
rien d'une forêt mais montre, au contraire, un paysage plus ou moins
désertique avec hameau d'un côté et grange de l'autre
(ce qui sous-entend que Siegfried a côtoyé des humains alors
qu'en principe les Gibichungen sont les premiers qu'ils rencontrent). Questionnement
lorsque c'est Brünnhilde elle-même qui brode sur la chemise
de Siegfried une croix qui signale l'endroit du dos où il faut frapper
pour le tuer (!!), tout cela pendant que Siegfried repeint le bateau (baptisé
"Brünnhilde") qui lui servira pour son voyage sur le Rhin... Et j'en
viens donc aux nombreux "gags" qui parsèment les quatre ouvrages,
le plus "atteint" étant Siegfried... Je ne m'attarderai pas, mais
signale juste que lorsque Siegfried fait sonner son cor (qui va réveiller
le dragon), il sort une partition (premier gag, lourd) puis, entre deux
phrases, tourne consciencieusement la page (deuxième gag, très
lourdÖ) et ainsi de suite (et je ne parle pas de l'oiseau en costume bavarois
qui sort du trou du souffleur...).
Concédons au metteur quelques
beaux moments, tel le premier acte de Walküre, la fin du troisième
avec cette conque se refermant sur Brünnhilde, conque que nous retrouvons
sous la neige au troisième acte de Siegfried et saluons une
réelle direction d'acteurs.
Si Die Walküre se révèle
la journée la plus réussie, Götterdämmerung
reste sans doute la moins convaincante et laisse même un goût
amer, notamment la scène finale qui, hormis la prestation d'Evelyn
Herlitzius, déçoit et reste peu compréhensible : Hagen
se suicide dès le début du monologue de Brünnhilde,
mais survit pourtant jusqu'à la fin (ce qui nous vaut des soubresauts
grotesques du personnage) ; le "bûcher", sur lequel se trouvent non
seulement Siegfried mais aussi Gutrune et Gunther, s'enfonce dans le sol,
après quoi Brünnhilde reste tranquillement sur scène
tandis que la foule se dirige vers le fond de la scène éclairé
et embrumé ; l'image est belle, mais que signifie-t-elle au juste
?
(Siegfried)
C'est donc avec plaisir que je me dirige
à nouveau, le lendemain, vers le Festspielhaus pour y voir Lohengrin
et avec l'espoir de découvrir une meilleure mise en scène...
Le travail de Keith Warner est très esthétique et riche en
symboles, peut-être trop ? Que signifient, par exemple, cet enfant
en cage que l'on voit dès le Prélude ou bien l'eau qui se
déverse du plateau lorsque Elsa ne peut se retenir de poser les
questions fatidiques ? Plusieurs lectures peuvent sans doute aider à
répondre à ces questions, en tout cas, sur l'instant, elles
n'empêchent pas de goûter un travail extrêmement réussi
avec une distribution de l'espace scénique particulièrement
variée et intéressante : les personnages évoluent
sur la scène même, un plateau carré, mobile et en hauteur,
tournant et s'inclinant de tous côtés, ainsi que sur une passerelle
qui descend des cintres et sur laquelle apparaît le Roi Henri, entouré
de soldats, le tout dans des teintes extrêmement sombres qui installent
un climat au pessimisme quasi étouffant, mais qui, finalement, convient
bien à cet opéra "de la défaite"...
Musicalement, Peter Seiffert campe
un Lohengrin crédible, même si l'on est en droit de se demander
si sa voix correspond bien au rôle. Il manque à l'Elsa de
Petra-Maria Schnitzer un je-ne-sais-quoi d'émotion et de prestance
pour conquérir tout à fait l'auditeur. Quant à Judith
Nemeth en Ortrud et John Wegner en Telramund, ils semblent quelque peu
dépassés par leur personnage, et n'ont rien de transcendant
dans des rôles pourtant payants. Le Héraut de Roman Trekel
et le Roi Henri de Reinhard Hagen sont, par contre, bien chantants.
Les choeurs emportent totalement l'adhésion
: d'une homogénéité et d'une beauté confondantes,
et ce sont bien eux les grands triomphateurs de la soirée, Andrew
Davies ne livrant qu'une prestation honnête à la tête
de l'orchestre.
Au final, et ce, malgré des
spectacles critiquables et inégaux, il y aura bien un "avant Bayreuth"
et un "après Bayreuth" pour le wagnérien que je suis. Le
plus marquant demeure cette acoustique si étonnante, ce son orchestral
unique qui font qu'on se demande, avec Pierre Boulez, pourquoi ce modèle
n'a pas été imité... Rendons du moins justice au compositeur
belge Grétry (1741-1813) qui, dans ses Mémoires, imaginait
une fosse similaire, et au génial architecte français Claude-Nicolas
Ledoux, lequel réalisa pour le Théâtre de Besançon
(inauguré en 1784) une fosse quasi identique à celle de Bayreuth...
Pierre-Emmanuel Lephay