Haendel
n'a longtemps été connu que par quelques opéras, quelques
"tubes" orchestraux, et ce pratiquement dès les années ayant
suivi sa mort. Sa mémoire en a été longtemps grandement
amputée et, même si le festival de Göttingen a oeuvré
en pionnier dès les années 20, Haendel reste le compositeur
qui a le plus profité ces dernières années de la "renaissance
baroque". Il est aujourd'hui difficilement concevable de se priver de tout
ce pan de la production vocale du XVIIIème siècle, dans le
domaine de l'oratorio peut-être plus que dans tout autre, répertoire
auquel le caro sassone a imprimé une richesse et une nouveauté
indiscutables.
Le Belshazzar présenté
à Lyon est peut-être l'archétype de l'oratorio haendelien,
dans ses heurs comme ses malheurs. Créé en 1745 dans des
conditions indignes, il tomba en une dizaine de représentations
dans un oubli presque total. L'oeuvre est soeur de Saül, construite
autour de la figure d'un souverain puni pour son orgueil, déchu
par excès de confiance. Le compositeur semble plutôt fier
d'y avoir, selon ses propres dires, mis en scène de "nombreux grands
choeurs" et "plusieurs idées très particulières".
De fait, la partition abonde en moments déconcertants, dans sa structure
même comme dans son traitement musical. Haendel prend ainsi un malin
plaisir à démonter lui-même le moule qu'il avait mis
en place dans l'enchaînement des airs, parties chorales et récitatifs.
De longues scènes sont innervées de musique ininterrompue,
jouant de l'enchaînement fluide entre airs, récitatifs accompagnés
et choeurs (prodigieuse scène finale à partir de l'ensemble
"Tell it out among the heathern", par exemple). Il manipule d'autre part
avec génie l'architecture même de ses arie, les déstructurant
pour échapper à la rigueur de la forme da capo. Ainsi
l'air de Gobrias "Opress'd with neverceasing grief" (I-2) s'avère-t-il
particulièrement convaincant dans l'ordre de la représentation
spontanée des affects. Il faut enfin noter la manière dont
est orchestrée la scène de la main écrivant sur le
mur (II-2), où les violons seuls répètent de simples
croches ponctuées de silences en chromatismes ascendants.
La réalisation donnée
à l'auditorium de Lyon est-elle pour autant totalement convaincante
? Bien sûr McCreesh est passé maître dans l'art de la
rhétorique haendelienne. Bien sûr son choeur est au-dessus
de tout reproche (idéal "Recall, o King", I-4, d'une pureté
d'intonation, d'une qualité polyphonique uniques), comme son orchestre
(et ce malgré quelques attaques peu orthodoxes dans l'ouverture...
Mais quels cuivres naturels ensuite !). Bien sûr, enfin, la troupe
réunie est particulièrement rompue à l'oeuvre du maître.
Et cependant, d'où vient cet étrange goût d'inachèvement
qui laisse à l'auditeur un pénétrant sentiment d'amertume
que l'on emmène avec soi à la sortie du concert ? Pas de
la prestation du chef, on l'a dit. Car McCreesh a le talent de rendre parfaitement
naturelle l'action de l'oratorio, de fluidifier le discours musical, d'animer
surtout les abondants récitatifs accompagnés qui parcourent
la partition. Il a aussi le secret de cette intense ferveur chorale, de
cette foi conquérante, qui fait de Haendel plus encore qu'un contemporain,
l'exact pendant de Bach.
Sans doute la distribution pose-t-elle
problème. Ces voix que McCreesh affectionne peuvent-elles s'accommoder
de toutes les oeuvres? Il reste permis d'en douter. Il y a d'abord là
une vraie fausse bonne idée en la personne de Susan Bickley dans
le rôle de Cyrus. Alto dit le programme, la voix est très
claire, sopranisante presque, placée relativement haut dans le masque.
Ses graves sonnent vides, secs, alors que son aigu demeure, en regard,
étonnamment bien assuré. Le premier air (I-2) ressemble même
à une imposture, chanté piano, vocalise scolaire,
éloquence de boudoir. Le personnage aura du mal à se départir
de ce parfum sucré et doucereux, sans panache ni fougue, conquérant
en chambre, adolescent caractériel qui ne se ressaisit que pour
des "Amaz'd to find the foe so near" (II-1) et "Destructive war" (III-3)
d'intonation et de facture plus affirmées à défaut
d'être réellement idiomatiques. Le problème est moins
flagrant pour le Daniel de Taylor. Le personnage est d'essence plus passive
et sa partie plus contemplative. Le timbre léger, sans réelle
couleur est celui, archétypal, de contre-ténor, qui s'épanouit
magnifiquement dans les dynamiques inférieures, les lignes soutenues
et les tempi hédonistes. Son "Oh sacred oracles" (I-3) est
parfaitement calibré, l'émission est très libre et
l'art admirable. Pourtant la chair manque à cette voix androgyne,
la dynamique élevée met irrémédiablement en
danger l'intonation et l'on aurait finalement aimé plus de carnation,
plus d'humanité à ce prophète (comment ne pas penser
au timbre de braise de Marjana Mijanovic en live, avec Jacobs !)
dont l'éloquence reste bien convenue pour un "No ! To thyself thy
trifles be" (II-2) sans vertige. Le rôle de la reine Nitocris est
peut-être plus facile à distribuer parce qu'il ne fait pas
appel à un tempérament particulièrement dramatique.
Mais la technique doit être éprouvée, et l'agilité
n'être jamais trop démonstrative chez cette mère torturée
par le sens du devoir, surtout dans son "The leafy honours of the field"
(I-4). Rosemary Joshua n'a pas une voix à la personnalité
particulièrement affirmée, très homogène cependant,
d'un beau grave à un aigu très rond, sans aigreur, et elle
met surtout beaucoup de talent, une humanité radieuse et une profonde
tendresse dans son portrait de la reine et l'air évoque même
souvent la sensualité troublante de sa Semele (sans qu'il y ait
là contresens gênant).
Il y a enfin deux réussites
incontestables dans ce concert. Le Gobrias de Christopher Purves d'abord,
traître et hâbleur mais père déchiré,
royal de timbre, aigu percutant et grave assuré, se permet de succulentes
harmonies imitatives dans son "Bold the monstuous human best" (I-2). Paul
Agnew enfin est le grand triomphateur de la soirée (mais pas de
la fable), sans que l'on puisse jamais vraiment décrire son timbre
si particulier, sans que l'on puisse exprimer les sentiments provoqués
par ces graves sombres, chargés d'électricité, par
ces aigus sans radiance et pourtant si brillants. Son tyran reste pourtant
dans la mémoire, avec sa fierté ridicule et son port de potentat
d'opérette. L'artiste cultive le second degré avec talent
et joue d'une vocalise idéale dans une chanson à boire ("Let
festal joy triumphant reign ! ", I-4) à l'ébriété
très justement calculée qui reste l'un des moments les plus
vivants du concert.
Inégale donc, la représentation
laisse sur sa faim, sans doute parce qu'elle dévoile malgré
tout trop de réelles beautés pour ignorer que cet oratorio
est un vrai chef d'oeuvre dont on n'a plus envie de se passer.
Benoît BERGER