CHANTS D'AMOUR ET DE RÉVOLTE...
"... face au nazisme, le choix, tragique,
était de fuir ou de rester..."
S'inscrivant dans un nouveau volet
du cycle "Le
IIIème Reich et la Musique", intitulé "Richard Strauss,
l'Ecole de Vienne", ce concert fort contrasté avait pour principal
intérêt de proposer la très rare Deutsche Sinfonie
opus 50 du compositeur "maudit" Hanns Eisler, fervent communiste et
ami de Bertolt Brecht, avec, en première partie, une oeuvre plus
fréquemment donnée et bien différente, les Sieben
Frühe Lieder, qui constituent sans doute un des monuments de la
musique vocale et instrumentale.
"Et montant de l'obscurité
des profondeurs,
Des lueurs scintillent dans la
nuit silencieuse.
Abreuve toi, mon âme ! Abreuve
toi de solitude !
Oh, prends garde, prends garde
!"
Carl Ferdinand Hauptmann - Die
Nacht
Composés dans un premier temps
pour chant et piano, entre 1905 et 1908, puis réorchestrés
par Berg en 1928, les Sieben Fruhe Lieder, empreints d'un profond lyrisme,
requièrent une tessiture vocale très étendue, ainsi
qu'une parfaite maîtrise de la langue allemande et de sa prosodie.
En effet, les poèmes choisis, dont l'un est de Rainer Maria Rilke,
sont de très haute tenue, d'une sensualité quasiment hédoniste
et nécessitent une appréhension très "plastique",
voire viscérale, "animale" de l'écriture musicale et littéraire,
comme si la voix, en pénétrant leur matière opulente,
finissait par s'y imbriquer étroitement et ne faire qu'une avec
elle.
Il faut bien avouer que la lecture
livrée par Sophie Koch est plutôt décevante. Fait surprenant
chez cette artiste très habituée au répertoire germanique,
la diction est floue, ce qui a pour effet immédiat de transformer
les lieder en une sorte de pâte sonore sans grand relief et de faire
passer une bonne partie du texte à la trappe. Dotée de moyens
vocaux a priori susceptibles de convenir à ces pages, Koch est cependant,
à plusieurs reprises, couverte par un orchestre, il est vrai, guère
plus inspiré. La direction d' Eliahu Inbal, assez plate, n'aide
guère la chanteuse ; elle ne propose aucune vision, aucune réelle
lecture de ce chef-d'oeuvre, de ce pur joyau jubilatoire qui doit transporter
l'auditoire et les interprètes en une même ivresse. De ce
fait, le Trinke Einsamkeit (Abreuve-toi de solitude) sonne bien
creux, et le reste des mélodies du cycle manquent de la coloration
et du moelleux nécessaires. Il suffit de réentendre Jessye
Norman, Margaret Price et Anne-Sofie von Otter (qui a gravé au disque
les deux versions, celle pour piano et celle pour orchestre, la seconde
avec Abbado), pour percevoir toute la différence. Sans doute Sophie
Koch devra-elle attendre encore un peu pour se mesurer à nouveau
à une partition aussi riche et aussi complexe. Espérons qu'une
plus grande maturité lui permette à l'avenir d'en offrir
une interprétation plus habitée.
"Oh Allemagne, mère blafarde,
comme tu es souillée
du sang des meilleurs de tes fils...
"
Deutsche Sinfonie - Prologue
- Bertolt Brecht
Fort heureusement les choses s'arrangent
après l'entracte avec l'exécution de la Symphonie allemande
d'Hanns Eisler. Ce dernier, contraint comme Brecht à fuir, dès
1933, l'Allemagne et la montée du nazisme pour trouver refuge aux
Etats-Unis, devra ensuite quitter ce pays, cette fois en raison du maccarthysme.
Il s'installera en RDA, dont il composera l'hymne national.
Sa symphonie, qui dure plus d'une heure,
est une oeuvre monumentale, sorte de vaste oratorio moderne et sombre,
où l'on retrouve des influences musicales diverses : celle de Gustav
Mahler, par sa puissance, voire une certaine violence, l'utilisation marquée
des contrastes et le recours à des thèmes populaires et militaires,
celle de Kurt Weill, dans une moindre mesure, par la rupture des rythmes
et le mélange des genres - sprechgesang, thème de
"l'Internationale" - et aussi celle de la musique atonale (Eisler fut l'élève
de Schönberg). Les cantates, chansons et airs s'appuient principalement
sur des textes tirés du recueil Chansons, Poèmes et Choeurs,
qu'Eisler et Brecht publièrent à Paris en 1934 dans un esprit
de résistance antifasciste issu de la République de Weimar.
Ils sont d'une rare véhémence, mêlant la verve révolutionnaire
à l'humour le plus noir, en particulier dans "L'enterrement de l'agitateur
dans un cercueil de fer blanc", la "Cantate du paysan" et la "Cantate du
Travailleur".
A l'évidence, le chef israélien,
dont l'interprétation de certaines symphonies de Mahler fut en son
temps saluée par la critique, est nettement plus à son affaire
dans cette oeuvre. Sous sa direction, solistes, choeurs et orchestre signent
une prestation convaincante et même impressionnante, dont se détachent
la belle voix d'alto de Birgit Remmert et l'intense lecture d'Elke Wilm
Schulte et Sophie Koch qui, malgré la brièveté de
son intervention à l'extrême fin de la symphonie pour l'Epilogue,
semble plus à l'aise que chez Berg.
Juliette BUCH