GRACE ET RAFFINEMENT
: LE MIRACLE BERGANZA
Ce concert mémorable s'inscrivait
dans une tradition - initiée l'an dernier avec Felicity Lott - dont
le but, comme le soulignait Jérôme Savary, est d'offrir aux
grands chanteurs internationaux un espace de liberté et de divertissement,
en un mot de proposer au public la visite d'une parcelle de leur jardin
musical secret.
Si la fantaisie de la grande Felicity
était bien connue pour ses incursions délicieuses chez Poulenc
et Offenbach, entre autres, on s'attendait peut-être moins à
découvrir un tel aspect chez l'immense Berganza qui incarna tout
au long de sa carrière les grands styles mozartien et rossinien.
Et pourtant ...
D'emblée, le programme choisi
par la cantatrice espagnole était inattendu : le titre, tout d'abord,
un clin d'oeil à Mozart ; ensuite, les trois premiers morceaux :
que celle qui fut une superbe Zerline pour Joseph Losey se mette à
chanter la Sérénade de Don Juan, que cette Teresa déchirée
qui vécut si douloureusement le rôle de Charlotte entonne
le lied d'Ossian, morceau de bravoure de tous les Werther, avait de quoi
décoiffer. Sans parler du pied de nez suprême : chanter la
"romance à l'étoile" de Wolfram dans Tannhaüser,
ce Wagner qui ne fut jamais à son répertoire...
Comme toutes les grandes interprètes,
Berganza sut relever le défi en apportant à ces morceaux
très - trop - connus ce supplément d'âme qu'on avait
peut-être un peu oublié à force de les entendre...
Et le "O du mein Holder" de Wolfram ne parut sans doute jamais sonner aussi
près des étoiles...
Pour Berganza qui retrouvait la salle
Favart après son admirable Carmen (1980) ce choix délibéré
de chanter des airs écrits au départ pour des voix masculines
avait quelque chose de provocateur, de libérateur et de malicieux
aussi... Ne triompha-telle pas également dans nombre de rôles
travestis : le page Isolier du Comte Ory, Ruggiero d'Alcina,
sans oublier son délicieux Chérubin des Noces et son
Sesto de La Clémence de Titus, un des meilleurs de toute
la discographie ?
De plus, ce parti pris renvoyait à
une autre tradition, celle des salons où, il n'y a pas si longtemps,
il était de bon ton pour les dames de la haute société
de chanter, pour le plaisir et loin de toute vraisemblance, les airs célèbres
du grand répertoire lyrique, qu'à cette époque
les éditeurs de musique publiaient
dans des transcriptions prévues pour plusieurs voix et tessitures
différentes.
Le reste du programme, nettement moins
en trompe-l'oeil, se référait à la variété
internationale, la part belle étant faite, bien entendu, aux chansons
espagnoles et latino-américaines, parmi lesquelles figuraient des
compositions du chef d'orchestre.
Berganza confia elle-même au
public que le répertoire choisi par elle pour cette soirée
l'avait accompagnée toute sa vie, en particulier cette fameuse romance
de Wolfram qu'elle n'avait jamais pu chanter sur scène - et pour
cause....
Il est clair que la voix n'a plus la
splendeur et la fraîcheur d'antan et que le temps impitoyable a déposé
sa marque indélébile sur ce timbre à la fois chaud
et lumineux. Mais le goût, le style, l'émotion, l'art de faire
chanter les mots et de les dire, tout est miraculeusement intact.
Et puis surtout l'élégance,
celle du chant, certes, mais aussi de la femme. Cette artiste qui, tout
au long de sa carrière, aura toujours été connue et
appréciée pour son raffinement aussi bien vocal que vestimentaire,
fit une entrée éblouissante : elle était belle comme
jamais, admirablement coiffée, maquillée et revêtue
d'un somptueux manteau fuchsia doublé de rouge corail, sous lequel
on devinait une superbe robe noire, très simple, donc très
chic, le tout signé du grand Azzaro.
Le programme sage et intelligemment
composé, la qualité de l'orchestre et des
arrangements de José Maria
Gallardo del Rey, les éclairages savants, le décor bien choisi
- en particulier ce joli rideau rouge délicatement relevé
au début, hommage discret à l'opéra baroque et à
celui des premières décennies du XIXème siècle
qu'elle défendit si bien - la délicatesse, la justesse, la
sensibilité et la noblesse avec laquelle elle interpréta
aussi bien la chanson italienne - Domenico Modugno - que les oeuvres d'Astor
Piazzolla, démontrèrent que Berganza est à elle seule
une leçon : la musicienne absolue qu'elle fut et sera jusqu'à
son dernier souffle n'a vécu et ne vivra encore et toujours que
pour la musique, impérieuse et unique nécessité.
Mais l'autre surprise - outre un autre
sublime manteau d'Azzaro, beige rosé, cette fois et le châle
rouge sang des chansons
flamencas - résidera dans les quatre
bis : tout d'abord Carmen, avec un "Près des remparts de
Séville" où l'on retrouvera une Teresa royale et gitane en
diable, pratiquement comme il y a vingt ans.
Et puis une amusante et rare mélodie
de Rossini , "L'addio di Rossini ai Parigini", interprétée
avec une facilité dans le registre grave, une agilité dans
les vocalises et surtout un STYLE - ah ! le "style Berganza" ... - pour
le moins époustouflants.
Mais le sommet fut atteint avec un
"Voi che sapete" absolument inouï, qui, d'un coup, fit s'arrêter
le temps. Ce qu'entendit soudain la salle Favart pleine à craquer,
médusée et retenant son souffle, c'est un tout jeune homme
de quinze ans à peine, intimidé, à la voix un peu
tremblotante et altérée par l'émoi, accompagné
à la guitare (en l'occurrence par José Maria Gallardo del
Rey), comme par une fantasmatique Contessa... Tout était là,
le style encore, la finesse, la ligne de chant, jusqu'à la manière
de se tenir en scène, un peu gauche et empruntée...
Puis Berganza eut l'intelligence de
casser l'émotion, parvenue à son comble avec ce Chérubin
mythique, par cette "Tempranita" (la Tarentula) qui fut toujours un de
ses bis favoris, concluant ainsi la soirée par une touche d'humour
bien nécessaire après tant d'émois...
Merci donc à cette grande dame,
de surcroît si chaleureuse et généreuse, éternel
Cherubino, pour laquelle Paris eut, ce soir là, le regard troublé
de la Comtesse, d'ailleurs prénommée Rosina...
Juliette Buch