Billy Budd est avant tout atmosphère,
climat. Le tumulte des passions, l'intolérable frustration du désir
homosexuel y sont clairement, calmement étalés. Mais avec
Britten, point de démonstration tapageuse, plutôt un "non
dit" qui nourrit l'oeuvre en entier [lire notre dossier].
Nous sommes au temps des guerres napoléoniennes,
sur "L'Indomptable ", espace clos, coupé du monde. Quelques lourds
cordages que l'on a du mal à manoeuvrer, un horizon de mercure,
deux coursives, quelques drapeaux et des costumes d'époque suffisent
à Wolfgang Gussmann pour planter le décor anthracite d'un
univers asilaire, cauchemardesque, équivoque, concentrationnaire.
La mort rôde partout, à
chaque instant, enrobée de haine, de violence, de trahison, d'amour
même (quel que soit son nom)... Ici, point de femme ! Billy Budd
est un opéra viril ! On est entre hommes, on le reste. La hiérarchie
règle les rapports entre les individus. On y lave son linge sale
en famille. Au prix même de corrompre l'innocence puis la détruire.
Thème, on le sait, cher au compositeur.
© Opéra de Gênes
Willy Decker l'a bien compris, qui
nous brosse en tableaux saisissants, dans un découpage presque cinématographique,
un état-major immoral, vitriolé, vérolé, pourri,
paumé. On assiste, impuissant, à la lente, inexorable montée
de la colère et du dégoût du héros Billy pour
la passion honteuse, fantasmatique, conflictuelle du "double" Claggart,
véritable kapo flottant, qui, comme Scarpia, reste toujours d'une
froideur obstinée, comme claquemuré dans son désir
inavoué, inabouti.
Le riche tissu musical de Britten se
montre lui insistant, oppressant, nauséeux, agressif, coriace, dans
sa claustrophobie d'une effrayante lucidité. Passent, ça
et là, quelques pages vraiment lyriques d'émotion ou d'amitié.
Autre sommet de la partition : l'attente dans le brouillard du vaisseau
ennemi. Sur le seul plan descriptif : une vraie réussite. De la
musique de film pour certains ? Oui, mais de luxe !
Impossible d'adresser un reproche sérieux
à l'ensemble de la distribution réunie pour les cinq représentations
génoises.
Samuel Ramey - Dwayne Croft
© Opéra de Gênes
Dwayne Croft exploite en virtuose un
rôle - d'une extrême complexité ! - qu'il pratique régulièrement.
Si le physique accuse quelques rondeurs disgracieuses, la voix, toujours
jeune et provocante, expose bien l'innocence, la simplicité, la
spontanéité, l'optimisme béats du bègue Billy
Budd, meurtrier malgré lui. Beaucoup de finesse caractérise
également la mélancolique chanson interprétée
dans sa cellule avant son exécution...
L'immense Samuel Ramey, Claggart au
timbre sombre et maléfique engoncé dans ses chimères,
obstinément glacial et calculateur (sans doute l'homme le plus plein
de l'opéra) mais aussi Robert Brubaker (Capitaine Vere terriblement
humain, tiraillé, durement secoué car lui aussi attiré
physiquement par Billy) ont exprimé avec force et dynamisme l'essence
même du conflit, le contraste moral qui les séparent.
Simplement parfaite la flopée
des seconds rôles, tellement importants dans leurs brèves
interventions, et choeurs superlatifs, militairement disciplinés
sous la direction de Ciro Visco et Giovanni Andreolli.
Au pupitre, Jonathan Webb, brosse avec
compétence et élégance une marine forte, moite, d'une
ampleur impressionnante, aux embruns de poudre à canon.
Et dirige avec passion une histoire...
de passions.
Christian COLOMBEAU