Cette énième reprise
de la production de La Bohême était surtout une occasion pour
le public parisien d'apprécier le duo médiatique Alagna /
Georghiu dans le chef-d'oeuvre de Puccini. Il est rare que des distributions
vocalement impeccables soient également physiquement crédibles
: c'est une des grandes qualités de ce spectacle très réussi
sur tous les plans.
Malgré une tenue de scène
dans la grande tradition sémaphorique (main droite dans la poche,
bras gauche à demi levé, gueule en biais et oeillade assassine)
et un look à la Candeloro (il réserve toutefois les patins
pour les coulisses), le Rodolfo d'Alagna n'est peut-être pas tout
à fait exempt d'un léger soupçon de vulgarité,
mais il a la jeunesse et la fougue du personnage. Son chant est facile,
la voix suffisamment puissante pour passer l'orchestre et le timbre ensoleillé.
A noter que l'impression diffère quelque peu entre le parterre et
le second balcon : les harmoniques graves du timbre de Roberto ont du mal
à passer la rampe, ce qui rend sa voix "vivante" moins riche que
sa voix enregistrée (l'acoustique peu favorable de Bastille n'en
est pas la seule cause : il en est de même dans d'autres grands théâtres).
Techniquement, Alagna a fait de grands progrès : diminuendo, pianissimo,
tout y passe ; mais malgré cet étalage, on a surtout l'impression
d'une belle et insolente démonstration de chant : il manque à
Roberto ce je ne sais quoi de charisme, d'innocence et d'empathie qui transforme
une interprétation en une véritable incarnation. En ce sens,
un Pavarotti finissant reste plus émouvant à Bercy qu'un
Alagna au sommet de ses moyens.
Sortie tout droit de la Famille Adams,
Angela Gheorghiu est tout aussi crédible physiquement. Le timbre
est magnifique, la voix est ample et fluide : c'est superbe. A noter, une
tendance à chanter un peu bas et par en dessous : comme Robert,
lui, chante un peu trop haut, ça nous vaut des points d'orgues un
peu bizarres ! Scéniquement, elle a tendance à en faire un
peu trop et à confondre Mi chiamano Mimi et La mamma morta, mais
la mort est très belle et véritablement émouvante.
Au bout du compte, une beau couple qui défend très correctement
sa réputation médiatique, émouvant sans être
bouleversant (avec le temps peut-être).
Les partenaires sont tout aussi crédibles
et vocalement sans défaut (saviez vous qu'Elena Evseeva a appris
en catastrophe le rôle de Musette dans le train qui la ramenait de
l'Oural, suite à la défection d'une Arteta en perdition pendant
les répétitions ?). Côté comprimario, Michel
Trempont est un excellent Benoît ; on taira en revanche le nom de
l'interprète de Parpignol [ndlr : comme on est gentils il est tout
de même au sommaire du casting, tout en haut.]
Reste la mise en scène de Jonathan
Miller : c'est joli, les chanteurs bougent, il y a une direction d'acteur
et je peux comprendre que la production séduise au premier abord.
A la réflexion, je trouve qu'une des raisons pour lesquelles la
sauce ne prend pas tout à fait, ce sont les multiples petits défauts
de cette production. Tout d'abord, la transposition dans les années
30 est purement décorative et même à contre sens de
l'intrigue : le 18 juin 1921, le docteur Benjamin Weill-Halle appliquait
le Bacille Calmette et Guérin (mais oui, le BCG !) sur un bébé
né d'une mère morte de la tuberculose ; ça n'a l'air
de rien, mais, à la fin des années 30, on ne mourrait plus
de cette maladie ! De même, rien à voir entre la France exsangue
des années 1900 qui sortait du paiement des dommages de la guerre
de 70 et qui rêvait de vengeance, et le France du Front Populaire
pacifiste et qui rêvait de congés payés ! Rien à
voir non plus au niveau de la situation matérielle des artistes,
de la rigidité sociale qui les entourent, etc. Quel éclairage
apporte donc cette transposition ? Rien.
Enfin, j'ai été irrité
par le manque de naturel de nombreux détails de jeux d'acteur. Au
risque d'être fastidieux, voici quelques exemples dans l'acte III
: Les hommes font la queue pour passer l'octroi : les femmes aussi, mais
elles ne passent pas par la grille. Un des employés de l'octroi
semble être également le souteneur d'une prostituée
figée sous un bec de gaz (j'imagine mal un fonctionnaire municipal
dans cette situation à l'époque). Cette brave femme est dérangée
dans son travail par Mimi qui lui demande d'aller lui chercher Marcello
: elle s'exécute à contre coeur et se plaint d'être
dérangée ; pourtant, elle ne revient pas "travailler" après
sa mission et reste à lire le journal dans le café. Fâchée
après Marcello, Musette se précipite vers lui, s'arrête,
lui fait un bras d'honneur et repart en sens inverse : désolé,
mais un bras d'honneur, ça se fait sur place ! Etc, etc, etc.
En résumé, une très
belle soirée à laquelle manque juste un peu de spontanéité
et de radiance pour qu'elle devienne inoubliable.
Placido Carrerotti