Terne Bohème
Pourquoi assister à La Bohème
de Puccini ? Certains s'y pressent pour le spectacle. D'autres pour les
voix. Quelques-uns pour Mimi. D'autres encore pour la musique. D'autres
enfin pour l'opéra en soi, cette délicate réunion
de la musique, de la peinture, de la lumière, du théâtre
et du chant. Si la réussite scénique de beaucoup d'oeuvres
est tributaire de cette difficile alchimie, La Bohême renferme dans
sa musique l'essence même de l'émotion, du pathos. Inlassablement,
depuis plus de cent ans, ce coup de foudre amoureux détruit en quelques
heures, ce drame pour midinettes ne cesse d'émouvoir le public.
Pour son spectacle de fin d'année,
le Grand-Théâtre de Genève a choisi de monter cet opéra
dans la production du metteur en scène londonien Jonathan Miller.
Paris et Florence avaient pu applaudir ces tableaux dont le moins qu'on
puisse dire est qu'ils reflètent sans équivoque l'esprit
du roman d'Henri Murger (Scènes de la vie de bohême),
même si Jonathan Miller replace l'intrigue dans l'entre-deux-guerres
plutôt qu'à la fin du XIXe siècle. Tout y est juste,
bien en place, parfaitement coloré dans les tons pastel de bruns,
de beiges et de gris-bleu, illustrant à merveille l'époque
incertaine des années trente. Si les superbes décors (Dante
Ferretti) et les costumes (Gabriella Pescucci) sont ceux de
la mise en scène originale, les éclairages (Franck Thévenon)
ont été renouvelés. Tout en s'inscrivant dans la conception
de Jonathan Miller, on regrettera leur trop grande timidité, qui
empêche de distinguer clairement les protagonistes.
(@Grand Théâtre de
Genève)
Hormis cette réserve, le travail
scénique est impeccable, les décors adéquats, les
costumes bien dessinés, l'orchestre admirablement dirigé
et les chanteurs d'excellent niveau. Tout semble réuni pour créer
l'ambiance la plus propice aux épisodes que narre le livret. Comme
elle est bien croquée cette place de la "Barrière d'Enfer",
avec son bistrot en bordure d'un petit trottoir, ses réverbères,
son mur couvert de la "réclame"de Dubonnet et sa vespasienne. Quelle
vie dans cette scène du Café Momus avec la fanfare arrivant
dans la rue, derrière les vitres du café, ses clients et
ses serveurs affairés. Et malgré tout cela... la sauce ne
prend pas. Si tout est correctement interprété, chanté,
joué, comment comprendre cette constante et surprenante tiédeur
des sentiments autour d'un texte pourtant si expressif ? Certes, Mary
Mills (Mimi) s'acquitte de son rôle avec soin, chante convenablement,
très professionnellement, mais elle nous laisse un arrière-goût
de "vocalement correct", loin de l'émotion avec laquelle la soprano
américaine investit ce même rôle à Genève
en décembre 1994. Une identique moiteur habite Vincente Ombuena
(Rodolfo). Il chante bien, mais l'émoi de l'amoureux est absent.
Sont-ce ses aigus pincés qui empêchent le ténor espagnol
d'exprimer l'ouverture vocale et en même temps passionnelle que suggèrent
les accents de "O soave fanciulla" ? Que tout cela est terne ! Exception
faite du baryton français Olivier Lallouette (Schaunard)
qui se donne en personnage extraverti, ses partenaires, comme enfermés
dans l'apathie environnante, se contentent des gestes qu'ils ont à
accomplir et des notes qu'ils doivent chanter. A qui attribuer ce manque
d'engagement théâtral ? A Jean-Christophe Mast, responsable
du "remontage" de la mise en scène de Jonathan Miller ? Ayant à
diriger deux distributions différentes (1)
pour les douze représentations de l'opéra, peut-être
s'est-il trop appliqué à régler (fort bien d'ailleurs)
les mouvements des choeurs et des figurants au lieu d'aider les solistes
à découvrir le feu intérieur qui aurait dû les
habiter ? Possible.
Ni l'excellente baguette de Louis
Langrée à la tête d'un Orchestre de la Suisse Romande
plein de belles nuances, ni l'impeccable Choeur du Grand-Théâtre
n'y changeront rien. Comme souvent, il aurait suffi de peu de choses pour
que cette production soit irréprochable. En définitive, elle
fut correcte. Doit-on, artistiquement, s'en satisfaire ?
Jacques SCHMITT
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(1) On dit la deuxième
distribution plus brillante, avec une remarquable soprano grecque, Alexia
Voulgaridou (Mimi), un ténor très italien (élève
de Franco Corelli), Stefano Secco (Rodolfo), et un excellent Ludovic Tézier
(Marcello).