Une Bohème sans surprise
La Bohème et La Traviata
sont les oeuvres les plus souvent jouées à l'Opéra
de Montréal. Ces incontournables font salle comble et permettent
de donner des ouvrages moins connus, mais que l'Opéra de Montréal
a cependant pour mission de programmer à l'occasion, mais qui ne
remplissent pas aussi aisément les coffres. Au-delà de ces
considérations pratiques, il faut quand même admettre que
le choix de La Bohème est tout à fait logique quand
il s'agit d'attirer un public désireux de voir et d'entendre une
oeuvre particulièrement attachante. Ici, le défi qui consiste
à ne pas sombrer dans la routine lorsqu'un opéra est si souvent
présenté, a été relevé avec adresse.
Si cette production ne compte pas parmi les meilleures de l'Opéra
de Montréal, elle reflète bien le souci constant de rehausser
le niveau artistique des saisons montréalaises.
À la mise en scène, Brian
Deedrick propose une lecture traditionnelle des mouvements : retenue dans
les échanges personnels, même orageux, débridée
dans les ensembles, en particulier dans l'acte du Café Momus et
au quatrième acte lors d'un combat mémorable, à coups
d'oreillers, entre les quatre étudiants. Cette cohésion se
tient du début à la fin et c'est déjà une réussite
en soi quand on pense que la scénographie occupe entièrement
le large plateau de la salle Wilfrid Pelletier, un plateau dans une effervescence
continuelle. Même les gestes en apparence les plus anodins prennent
ici un relief bien particulier; sans les relever tous, il suffit de mentionner
la posture que les trois amis de Rodolfo prennent à l'approche de
la mort de Mimi. Bien que vus de dos, on les sent plongés dans la
plus profonde tristesse. Leur silence et leur maintien en dit long sur
l'impuissance qu'ils éprouvent devant l'issue fatale.
Les décors sont jolis, mais
à force de vouloir occuper chaque coin de la scène, les concepteurs
du spectacle aboutissent à quelques incohérences. Ainsi la
mansarde du premier et du quatrième acte occupent en volume autant
d'espace que la place du Café Momus qui rassemble pourtant beaucoup
plus de protagonistes et de figurants. De plus, cette magnifique verrière
qui donne une vue sur la ville suggère une aisance qui ne cadre
pas avec la pauvreté des quatre étudiants. Lorsqu'on ne se
laisse plus distraire par ces impressions contradictoires, on entre facilement
dans le jeu.
Marie-Josée Lord, une Mimi fort
convaincante dramatiquement, rend bien le tempérament du personnage,
réussissant surtout à traduire la fragilité de son
caractère sans toutefois en maîtriser complètement
la douce poésie. L'expression vocale est juste malgré des
aigus poussés et un vibrato un peu gênant. Elle possède
l'amplitude requise, son phrasé est ravisant et on lui pardonne
volontiers ces quelques fautes qui font légèrement ombrage
à sa prestation. Un nom à retenir.
Marc Hervieux, qui joue sans grande
passion, possède un timbre idéal pour Rodolfo, mais sa voix
manque singulièrement d'harmoniques. Elle est néanmoins parfaitement
homogène sur toute la tessiture. L'expression est malheureusement
trop souvent uniforme. Deux moments, toutefois, échappent à
ce constat : l'émotion de Rodolfo est palpable dans le magnifique
duo des amoureux à la fin du premier acte et lors de la mort de
Mimi. Ailleurs la joie, l'exaspération et le découragement
sont exprimés d'une voix presque continuellement forte et monochrome.
Vocalement un peu faible, mais scéniquement
crédible au deuxième acte, Gianna Cobisiero acquiert plus
d'assurance aux troisième et quatrième actes. La ligne de
chant s'améliore et s'embellit jusqu'à devenir lumineuse
dans sa prière à la Vierge pour implorer la guérison
de Mimi.
La véritable révélation
de la soirée c'est le Marcello de Jeffrey Kneebone qui donne à
son personnage une dimension de premier plan. Il constitue le point fort
de cette distribution. Une présence très marquée dès
le début qui ne se dément jamais et confère une belle
unité au drame. Il est en quelque sorte l'élément
déclencheur autour duquel tout s'enchaîne. Son baryton est
superbe, son articulation exemplaire et il maîtrise comme personne
la portée dramatique de chacune de ses interventions.
Il convient également de souligner
l'excellent travail des autres protagonistes. Tous tiennent leur rôle
à la perfection. On retiendra, entre autres, au quatrième
acte, la basse américaine Stephen Morscheck qui chante admirablement
le très beau "Vecchia zimarra, senti". Quel timbre magnifique et
quelle justesse d'expression !
Le Choeur de l'opéra de Montréal
livre une prestation de grande classe et l'Orchestre se montre à
l'écoute d'un chef dont apprécie la direction ferme, mais
toujours inspirée. Toutefois le son sort moins bien que d'habitude
de la fosse. On sait que l'acoustique de la salle le porte assez mal, mais
ce défaut semble accusé en l'occurrence.
Puccini est le grand gagnant de cette
production à la fois touchante et enjouée. Le compositeur
possède à merveille l'art des contrastes, des couleurs et
des sonorités et on peut dire que sur ces plans, il a été
assez bien servi. Le public ne s'y est pas trompé, qui a manifesté
sa satisfaction à la fin du spectacle. En définitive, ce
qui a le plus ému, c'est encore l'oeuvre elle-même, ce drame
bouleversant enveloppé d'une musique chatoyante, véritable
joyau enchâssé dans une monture en or.
Réal BOUCHER