Le récital, c'est le privilège
d'entendre un chanteur pendant deux heures sans parasitage de décors,
d'orchestre, de choeurs ou d'autres solistes. Deux heures de chant, d'intimité
avec l'artiste. Deux heures pendant lesquelles son instrument s'offre sans
tricherie. Pourquoi faut-il que de tels moments se déroulent devant
des salles à moitié remplies ? A Genève comme ailleurs,
"les absents ont toujours tort".
Barbara Bonney est une habituée
du Grand-Théâtre de Genève. En 1985 déjà,
elle débutait sur la scène de Neuve dans une charmante Nanetta
aux côtés du pétulant Falstaff de Ruggiero Raimondi.
Puis la blonde soprano est apparue dans les productions de Die Zauberflöte
mise en scène par Benno Besson (1987), Orphée et Euridyce
avec Anne Sofie von Otter (1994), ainsi que pour des récitals en
1989 et 1994. Elle avait laissé l'image d'une excellente interprète,
à la voix fraîche et agréablement colorée. Aujourd'hui,
près de vingt ans se sont écoulés depuis ses premiers
pas genevois et l'image de la jeune soubrette bien sage a laissé
place à une artiste de la maturité.
Entamant son récital avec Eine
kleine deutsche Kantate (K. 619) de Mozart, la voix de la soprano américaine
paraît légèrement voilée. Premiers effets de
la saison hivernale ? Rodage de l'instrument ? Reste que son interprétation
s'avère honnête pour une pièce qui ne figure certainement
pas parmi les plus grands chefs-d'oeuvre du divin compositeur.
Poursuivant avec Les Nuits d'été
d'Hector Berlioz, la soprano ne choisit pas la facilité. Oeuvre
ingrate quand, accompagnée du seul piano, la musique se réduit
à ce que la voix donne de souffle pour la prolonger. Investie du
poème de Théophile Gautier, c'est dans Le Spectre de la
rose que Barbara Bonney offre ses premiers instants de lyrisme contenu.
Dans Sur les lagunes, avec un impressionnant grave dans "...Sur
moi la nuit immense s'étend comme un linceul" la chanteuse se libère
définitivement. Elle offre alors une très belle Absence
où, aérienne, elle est l'amoureuse. Sublimant le phrasé,
elle transcende le chant.
Barbara Bonney a fait des lieder
de Liszt le cheval de bataille de ses récents récitals. Elle
s'y sent chez elle. Dans Der Fischerknabe, elle révèle
la douleur de la femme, de la mère voyant son enfant, pêcheur
endormi, englouti par l'appel des profondeurs. Armée de son seul
chant, presque morbide, assombrissant sa voix, Barbara Bonney est à
la fois la mère éplorée et la Mort. Terminant cette
strophe sur une note filée d'une pureté toute "caballienne",
elle rejoint le sacré. Puis c'est l'enchantement vocal dans Wanderers
Nachtlied où la soprano, encore emportée par son art
du phrasé, habille ses mots de musique, puis en révèle
la signification profonde.
Enfin, son récital s'allège
grâce à des airs d'opérettes viennoises. Dans un chant
direct, dépouillé, intelligent, Barbara Bonney fait oublier
que, avant elle, une certaine Elisabeth Schwarzkopf monopolisait ce répertoire.
Quand elle chante "Im chambre séparée", la sophistication
de Schwarzkopf s'évanouit pour laisser place à l'enjôleuse,
bien sûr, mais surtout à l'amoureuse. Irrésistible
invitation, Barbara Bonney convie l'auditoire tout entier dans son boudoir.
Le public, conquis, s'y presse puis, boudant la consigne, n'aura pas la
patience d'attendre la fin de cette série pour applaudir ce moment
de chaude communion.
Une des clefs de la réussite
de ce récital se trouve évidemment dans l'accompagnement
délicat de Malcolm Martineau. Grâce à son toucher raffiné,
il aura su envelopper la douceur du chant de manière exemplaire.
Et le voile des débuts du récital ? Envolé ? Pas tout
à fait. Très professionnelle, Barbara Bonney n'a rien laissé
paraître. Tout au plus a-t-elle évité le couac dans
la répétition d'un aigu légèrement hésitant.
Intelligence, finesse, classe, verticalité caractérisent
le splendide récital de la cantatrice américaine. La soubrette
s'est émancipée pour devenir une dame. Une grande dame.
Jacques SCHMITT