Une grande mezzo verdienne
Les fins d'après-midi de dimanches
ensoleillés n'engagent pas forcément le chaland à
s'enfermer dans une salle de concert. Surtout pour y entendre une chanteuse
peu connue sous nos latitudes, seulement accompagnée d'un pianiste.
C'est donc devant une salle clairsemée que Sylvie Brunet
fait son entrée. Vêtue d'une grande robe grise et noire, immense
chevelure de jais, son imposante stature impressionne d'abord avant qu'un
sourire chaleureux n'éclaire son visage et distribue un halo de
sympathie sur la salle qui l'accueille.
La jeune mezzo ouvre son récital
avec une suite d'airs antiques et on prend rapidement la mesure de son
talent. Quand elle s'engage dans l'air de Bertarido, "Dove sei ? amato
bene" (Rodelinda de Haendel), on saisit qu'elle n'est pas venue
nous conter fleurette ou nous dire "Regardez comme je chante bien ! ".
Immédiatement, la voix ample, profonde, sensible de la jeune femme
perce l'âme. Elle raconte son trouble, elle dit son amour, elle crie
son désespoir. Pris sur un tempo extrêmement lent,
"Ombra mai fù" (Serse de Haendel) permet d'apprécier
la qualité du phrasé. Entamant cet air sur une note chargée
de douceur intimiste, elle y laisse éclore sa grande sensibilité
musicale. Puis, dans le célèbre "Amarilli, mia bella" de
Caccini, Sylvie Brunet prodigue une extrême douceur alors que ses
couleurs entraînent peu à peu son chant plaintif et amoureux
vers des horizons infinis. Il n'y a plus de mots, plus de musiques, plus
de voix, seul un chant qui vous envahit d'ambiances chaudes et parfumées.
Changement total d'atmosphère avec son "Che farò senza Euridice"
de Gluck. Le chant se fait puissant, tourmenté, désespéré.
Vivant la douleur atroce d'Orphée au plus profond d'elle-même,
Sylvie Brunet ne peut s'empêcher de se torturer les doigts tout en
criant au monde de lui rendre Eurydice.
On aurait pu craindre qu'avec ce début
riche en incandescences, la suite du programme sombre dans la routine d'une
leçon bien apprise. Rien n'y fit. Sylvie Brunet s'implique sans
compter dans l'exercice périlleux d'airs d'opéras chantés
avec le seul accompagnement d'un piano. Avec une aisance vocale déconcertante,
elle offre d'abord un sensible "Voce di donna" de la Gioconda (Ponchielli)
avant de s'épancher dans deux airs de Werther. Mais c'est
dans "Printemps qui commence" suivi de "Mon coeur s'ouvre à ta voix"
tirés de Samson et Dalila que s'impose la qualité
exceptionnelle de sa diction. Rien de maniéré chez l'héroïne
lyrique préférée de la mezzo française, grâce
à travers l'intelligence de la coloration vocale, c'est l'amoureuse
éperdue qui ressort. Après un "Stride la vampa" (Il Trovatore)
chargé de folie, la mezzo, décidément en très
grande forme, termine son récital avec un "O don fatale" (Don
Carlo) arraché comme une ultime plainte. Jetant ce qui semble
être ses dernières forces dans cet air, elle livre une interprétation
débordante de générosité qui sied aux rôles
que Verdi écrit pour ce registre de voix. Ainsi, Sylvie Brunet se
profile désormais comme une grande mezzo verdienne : puissante,
intelligente, prodigue, comme les scènes lyriques n'en avaient plus
applaudi depuis de nombreuses années.
Accompagnée avec précision
par Stéphane Petitjean, sa voix sonnante et peuplée d'harmoniques
a enthousiasmé l'auditoire. Prenant tous les risques, conduisant
un récital admirablement préparé, la mezzo s'est donnée
au public sans retenue ni calcul.
Merci Madame, vous nous avez comblés
!
Jacques SCHMITT
PS : Signalons que Sylvie Brunet sera
Ulrica dans Un Ballo in Maschera de Verdi aux côtés
de l'Eleonora de Manon Feubel à Avignon (les 9 et 11 mai 2004).