Une Butterfly de plus penseront
certains. Il n'en n'est rien. Car voilà sans doute une des réalisations
les plus abouties et parfaites de Mario Pontiggia. Rigueur de la pensée
comme des moyens employés pour traduire une chronique robuste et
d'une picturalité exceptionnelle dans sa nudité crue - c'est-à-dire
le côté humain d'une lorgnette qui pointe dès le premier
acte sur Cio-Cio San pour ne plus la quitter -, sanguinaire, amère,
immorale, immonde, d'une gamine de quinze ans vendue et devenue le jouet
d'une Amérique triomphante et colonialiste. Chronique qui possède
alors toute la multiplicité des paraboles riches de tout ce qu'on
y devine.
On peut regretter quelques inévitables
japonaiseries de pacotille, quelques attitudes appuyées, voire une
gestique un peu trop appliquée chez l'héroïne (mais
on sent ici le travail et une approche théâtrale de haut niveau)
pour mieux saluer la simple beauté des décors et le luxe
des costumes traditionnels de Shizuko Omachi. De toute façon, une
Butterfly sans Japon de carte postale ne serait pas Butterfly...
Et voilà qui nous change des transpositions douteuses de l'ouvrage
après Hiroshima ou Nagasaki...
Denia Mazzola aborde pour la première
fois dans sa très belle carrière (elle fut une Medea, une
Norma, une Santuzza racée et supérieure !) la solitude de
Butterfly, ses emportements, ses abandons, ses rancoeurs, ses désespoirs
aussi. Naturelle, évidente (craintive et éveillée)
elle dit avec grâce et émoi ce qui touche au coeur sur un
ton mélancolique, pudique, intime et feutré qui évoque
le quotidien.
Vocalement, après une entrée
miraculeuse de sensibilité, elle s'arrange avec une intelligence
diabolique du grand, techniquement éprouvant et terrible duo du
premier acte - summum d'érotisme musical ! - dont elle ne sort toutefois
pas indemne.
C'est au deuxième et surtout
au troisième acte que la diva se retrouve - et nous avec - entre
langueur poétique et brusquerie réaliste pour signaler, puis
isoler, cran par cran, chaque moment, chaque temps fort du drame. Dans
une économie de gestes et de cris rares. Une fort belle composition
au finish.
Déboussolé, en fuite
dès les premiers instants, le goujat, le cynique, insipide et pitoyable
Pinkerton de Kostadin Andreev se disloque au premier soleil. La voix, sensible,
passionnée, tenace, charrie pêle-mêle la rage et l'amour.
Le Sharpless de Dario Solari ? Simplement
parfait. Tout aussi attachante la Suzuki de Ning Liang, face au dégoulinant
de rouerie toute putassière Goro de Pierre Lefebvre qui nous invente
sans vergogne tout au long de la première partie le "sprechgesang"
puccinien.
Tous les autres nombreux personnages
sont finement croqués. Avec une mention pour le terrifiant Oncle
Bonzo de Nicola Alaimo, neveu de qui vous savez. Un baryton à suivre...
Kristan Missirkov a enfin tiré les Choeurs de Butterfly d'une
certaine grisaille. Poésie là aussi, précision, dans
une belle mise en place et en espace.
Au pupitre, Eric Hull dessine superbement
l'univers orchestral de Puccini avec un orientalisme étrangement
familier, des paroxysmes grandioses mais sans pathos, pour donner une vie,
une musicalité constante, un souffle très authentique à
la partition.
Christian COLOMBEAU