Le centenaire de la création
de la tragédie japonaise de Puccini Madama Butterfly est
célébré par une production créée à
Lille
le 11 mars 2004, reprise à Monte-Carlo, Amiens et Caen, à
l'affiche de Nantes et Angers du 8 au 26 septembre 2004 avant d'être
montée à Nancy et Forbach du 30 janvier au 11 février
2005.
Profitant de l'engouement de l'époque
pour un Japon lointain et féerique, Puccini imagine en 1904 à
Nagasaki le mariage de dupes entre un lieutenant de la marine américaine,
jeune, inconscient et une innocente Japonaise de quinze ans, issue d'une
famille autrefois aisée, pratiquant le métier de geisha afin
de pourvoir aux besoins de ses honorables parents. Mariage de convenance,
le temps d'un simple séjour, sur lequel ferment les yeux la famille,
les amis, les autorités... Seule Cio-Cio-San veut croire à
cette union et va jusqu'à renier ses origines et sa religion pour
être plus américaine, tandis que son soi-disant mari, bien
que séduit par ce "papillon charmant", pense déjà
à son vrai mariage américain et ne veut pas voir, malgré
les avertissements du consul américain Sharpless, la profondeur
des sentiments de "Madama Butterfly". Elle ne cessera de guetter pendant
des années le retour de son éphémère époux.
Elle tentera un dernier argument en révélant l'existence
de son fils : la mère d'un Américain ne peut être répudiée
comme une première Japonaise venue ! Mais devant l'ultime sacrifice
que Pinkerton lui demande lâchement, le laisser emmener son enfant,
elle pensera ne retrouver sa dignité bafouée qu'au travers
d'un geste extrême : l'identification avec son père dans une
mort rituelle.
Après une entrée remarquée
dans le monde du théâtre avec, notamment, La Folle journée
ou le mariage de Figaro de Beaumarchais et La Vie de Galilée
de Brecht, Jean-François Sivadier signe sa première mise
en scène d'opéra.
Rayant d'un trait de plume l'exotisme
désuet, oubliant le propos moral d'un début de siècle
en pleine mutation, il choisit l'épure et l'allusion pour ne s'intéresser
qu'à la longue attente de Butterfly, cette incroyable passion sourde
aux conseils, aveugle devant les évidences. L'ouvrage, monté
de façon "dépouillée" et "hors de tout folklore nippon",
n'a aucun décor proprement dit mais un vaste plateau hérissé
de voiles ou de pans de toiles suggérant à la fois l'action,
le lieu, l'espace intérieur ou extérieur, un temple, un pont
de bateau, l'écume, les vagues de cette mer indéfiniment
scrutée par l'espoir du retour. L'imaginaire du spectateur est stimulé
à la fois par cet univers qui accompagne l'intemporelle solitude
amoureuse et par les gestes significatifs des interprètes simulant
le masque comme le fait le théâtre Nô.
Eva Jenis, soprano née à
Brastislava (Slovaquie), marque sa première Butterfly. Elle est
une jeune fille moderne, presque une femme déterminée, croyant
en l'amour, ce qui la mène au suicide. Sa voix est pleine, parfois
un peu dure, sans aucune note approximative, avec une belle variété
de couleurs, elle sait lier le récitatif au grand air du deuxième
acte "un bel di vedremo" sans rupture ni effet facile. Sa mort est très
sobre : entourée de ses amies geishas elle se poignarde dignement,
sans aucune grandiloquence.
Le ténor lyrique américain
Evan Bowers campe un Pinkerton à l'aigu sonore, étincelant,
particulièrement dans "America for ever".... Il gagnerait à
adoucir son duo d'amour par quelques demi-teintes pour en traduire la sensualité.
L'air du dernier acte ("addio fiorito asil "), chanté à pleine
voix, n'exprime pas l'émotion attendue d'un homme qui revoit le
lieu où il dit avoir passé des instants de bonheur.
Liliana Mattei, Eva Jenis
Suzuki, rôle secondaire et
qui passe souvent inaperçu, est très bien interprété
par la mezzo roumaine Liliane Mattei, dont la voix épouse parfaitement
la tessiture et emplit largement, mais sans exagération, le théâtre
Graslin.
LeRoy Villanueva apporte à
Sharpless la dimension humaine voulue pour le Consul. Il mérite
une mention spéciale pour sa voix de baryton bien timbrée
dont l'aigu comme le grave résonnent sans faille et sa vision du
rôle, tantôt volubile, tantôt ému lorsqu'il découvre
la détresse de l'héroïne.
Les choeurs de l'A.N.O., conduits
par Xavier Ribes, sont particulièrement remarqués dans le
choeur à bouches fermées en fond de scène, à
moitié plongés dans l'obscurité. A la tête de
l'Orchestre National des Pays de La Loire, Pascal Verrot sait faire sonner
les cuivres aux moments dramatiques et donner aux cordes l'émotion
requise dans les mouvements passionnés.
Cette production confirme que Madama
Butterfly, l'opéra préféré de Puccini ("le
plus sincère et le plus évocateur que j'ai jamais conçu"
disait-il) marque un retour au drame psychologique, à l'intimisme
et à la poésie des petites choses.
E.G. SOUQUET