L'idée est belle, stimulante...
Printemps 1673 : la création de Cadmus et Hermione porte sur les
fonds baptismaux la tragédie en musique, dont les Français
s'empressent de proclamer la supériorité sur l'opéra
italien. Mais alors que ce dernier triomphe partout en Europe, le succès
de la tragédie en musique ne dépassera jamais les frontières
de l'Hexagone. Été 2001 : à la faveur du renouveau
baroque, c'est une troupe de jeunes musiciens issus des conservatoires
européens qui ressuscitent le prototype de la tragédie lyrique.
En fait, Cadmus et Hermione n'est pas
vraiment une tragédie, mais plutôt une tragi-comédie
: des personnages grotesques côtoient héros et dieux et leurs
intrigues comiques se mêlent à l'argument principal, couronné
par un dénouement heureux; de toute évidence, l'ouvrage appartient
à la veine pré-classique de Quinault. En outre, le personnage
de la Nourrice, campé par une haute-contre travestie, mais aussi
quelques violents contrastes qui innervent la musique de Lully trahissent
également ses influences vénitiennes. Ceci dit, ces éléments
baroques ne nuisent pas à la cohérence de l'oeuvre, qui épouse
déjà la structure ainsi que la morale héroïque
et guerrière du théâtre classique.
La première tragédie
en musique de l'Histoire est beaucoup plus qu'un coup d'essai, le concert
en apporte la preuve, éclatante. Même privé des machines,
des effets spéciaux et des ballets qui enchantaient le public du
Jeu de Paume, le théâtre musical imaginé par Lully
et Quinault fonctionne à merveille : au fil d'un récitatif
limpide et animé, le verbe est souverain et nous captive, les airs,
peu nombreux, sont investis d'une réelle fonction dramatique et
les choeurs apportent à l'ouvrage un souffle et une grandeur inconnus
de l'opéra italien. Les monologues de Cadmus et Hermione, leurs
adieux déchirants livrent une clef essentielle de la tragédie
lyrique, à mille lieues de la grandiloquence légendaire de
Lully : une économie de moyens, un sens aigu des affects et une
justesse dramatique extraordinaire. Mis à nu, surexposés,
les artistes doivent impérativement transcender la prosodie, oublier
les notes, sous peine d'engendrer un ennui fatal. Ce langage dépouillé
peut se passer de beaux organes, mais ne souffre pas de médiocres
acteurs.
Qui n'aurait aimé voir Diane
descendre du ciel sur un paon ou les statues d'or sauter de leur piédestal
pour danser ? Les didascalies nous font rêver, mais s'il est vrai
que le spectacle n'est pas total, la magie opère grâce, précisément,
à la performance - le mot n'est pas trop fort - des acteurs-chanteurs,
vivifiée par une mise en scène drôle et inventive,
et magnifiquement soutenus par un orchestre vif et chatoyant et un continuo
subtil.
Beauté racée, dont la
fière allure n'est pas sans rappeler Benoit Magimel (Le Roi danse),
Boris Grappe possède une aura vocale et scénique irrésistible.
Son Cadmus, insolent de projection et d'assurance, éclipse le reste
du plateau, à commencer par l'Hermione, pourtant idéale de
délicatesse et de pudeur d'Ingrid Perruche. La plupart des rôles
sont défendus avec panache et cet engagement compense la verdeur
de certaines voix. La distribution laisse parfois à désirer
: Mars et Jupiter, desservis par un chant fruste et qui ânonnent
leurs tirades, font piètre figure à côté des
mortels, mais cette faiblesse est bien peu de choses et ne gâche
pas longtemps notre plaisir.
Cette réussite n'aurait pas
été possible sans l'encadrement exceptionnel dont ont bénéficié
les stagiaires sélectionnés par l'Académie d'Ambronay,
initiés aux arcanes du style français, de la déclamation
à la gestique, en passant par le jeu de scène et l'expression
chorégraphique. Il fallait aussi la détermination et le charisme
d'une personnalité comme Christophe Rousset pour fédérer
une vingtaine de langues et de cultures, unifier les sensibilités
et les attentes individuelles. Je me prends à rêver que l'Opéra
de Versailles, mais aussi l'Opéra Garnier ou la Monnaie accueillent
enfin les chefs-d'oeuvre mésestimés du Grand Siècle...
Bernard Schreuders