Chronique d'un triomphe annoncé
On l'avait annoncé, cette ultime
nouvelle production du mandat d'Hugues Gall à l'Opéra de
Paris ne pouvait être qu'un évènement. Qu'importe si
le très attendu Christian Thielemann avait renoncé à
tenir la baguette, l'affiche sans lui restait suffisamment prometteuse.
Un public très huppé avait arraché jusqu'à
la plus modeste place pour ovationner (forcément !) la soprano américaine
du moment, la mezzo suédoise du moment et le metteur en scène
canadien du moment... mais ne raillons point, le star-system cesse d'être
blâmable dès lors qu'il se met au service d'une oeuvre aussi
négligée et pourtant aussi précieuse que Capriccio.
Car ceux qui l'ignoraient ont découvert
qu'il existait un Strauss après Hofmannsthal, et quel Strauss !
Cultivé mais sans affèterie, grave mais non dépourvu
d'humour, interrogatif mais jamais hésitant, ce Strauss-là
est un grand cru. A la fin de sa vie, confronté à un monde
qu'il avait cessé de comprendre et ne pouvait plus que redouter,
le maître s'était emparé d'un sujet proposé
bien des années plus tôt par un homme dont il n'avait - pour
de sombres raisons qui appartiennent définitivement à l'histoire
du siècle passé - que trop brièvement croisé
la route : Stefan Zweig. Avec l'amicale complicité de Clemens Krauss,
mais surtout avec toutes les ressources de sa propre inspiration musicale
et littéraire, Strauss a transformé l'aimable parodie commise
par l'abbé de Casti pour Salieri, en une vaste et subtile réflexion
sur les rapports unissant le texte et la musique dans une partition lyrique.
L'opéra se met ici lui-même en scène avec une perfection
de la forme et une intelligence de tous les instants qui emportent immanquablement
l'adhésion. Les scènes bouffes conservent une gravité
du propos qui les préservent de toute trivialité, tandis
qu'un éclair de douce ironie ou un rapide trait d'humour suffit
à épicer des conversations théoriques qui ne sombrent
ainsi jamais dans le fastidieux. Strauss y porte par ailleurs le style
de conversation en musique à son plus haut degré d'achèvement,
celui qu'autorise la parfaite maîtrise d'un style qui tend désormais
à l'épure. Il subsiste chez ce vieillard assagi un feu intérieur
qui se manifeste sous les formes les plus fines et les plus concentrées
dans cet écrit testamentaire, qui compte à mon sens parmi
les ouvrages majeurs du XXe siècle lyrique et nous enseigne qu'un
point d'interrogation final peut parfois avoir la valeur d'une affirmation
définitive.
Mais il ne s'agit pas seulement ici
de Capriccio, mais de ce Capriccio, que je tiens pour
l'un des spectacles les plus aboutis qu'ait récemment proposés
la première scène française. Et ce par la grâce
d'un metteur en scène dont l'intelligence et le goût ne sont
plus à démontrer. Cette réalisation est le fruit d'un
travail approfondi sur le texte et bénéficie d'une mise en
image d'une grande beauté plastique, comme pour ce double lever
de rideau (le théâtre dans le théâtre !) précédant
la scène finale, le décor de colonnades et le large miroir
devant lequel s'interroge et dans lequel se reflète une comtesse
superbement parée de bleu. Robert Carsen souligne la parodie sans
jamais tomber dans la lourdeur et offre à la mélancolie un
magnifique écrin. Présent aux saluts, il reçoit les
justes ovations d'un public conquis par une présentation toujours
soignée, tantôt grave et tantôt malicieuse, qui met
merveilleusement en valeur les considérations esthétiques
de l'oeuvre. Il y a peu, un metteur en scène triomphait sur cette
même scène en ayant outrageusement maquillé la poésie
d'Hofmannsthal en fantaisie à la Meilhac et Halévy. Cette
fois, aucune compromission n'a été nécessaire pour
que triomphe l'art exigeant de Richard Strauss. Merci Monsieur Carsen !
Deux chefs se partageaient la succession
de Christian Thielemann. Pour les représentations du mois de juin,
c'est Günter Neuhold qui officiait. S'il ne possède pas le
prestige de son collègue allemand, il n'est cependant pas un inconnu
pour le public français, récemment séduit notamment
par une approche de Parsifal justement colorée et dépourvue
de pesanteur donnée à l'Opéra du Rhin. Le chef nous
livre ici une lecture équilibrée, assez spirituelle et très
professionnelle de cette partition complexe où des intermèdes
chambristes, comme le superbe sextuor d'ouverture, alternent avec de fracassants
crescendos orchestraux. Les solistes de l'Orchestre de l'Opéra de
Paris nous livrent pour leur part une prestation impeccable.
La distribution réunie se distingue
avant tout par son homogénéité. Satisfaisants, sans
plus, nous apparaissent les deux rivaux, ainsi que le Comte de Dietrich
Henschel, bien inférieur à ce que l'on pensait être
en droit d'attendre de ce magnifique Wolfram, rompu à l'art du lied.
Le vétéran Robert Tear nous offre une sympathique apparition
dans le rôle de Monsieur Taupe, et tire un bon parti de la scène
du souffleur. Les chanteurs italiens possèdent l'abattage nécessaire
et Anne Sofie von Otter prend un plaisir visible à cabotiner son
rôle de Clairon, non sans escamoter parfois quelques notes graves.
Gageons que les généreuses ovations qui ont salué
Renée Fleming étaient autant une marque de reconnaissance
pour l'ensemble de son oeuvre qu'un jugement sur sa prestation d'un soir.
Uniquement préoccupée de la beauté (incontestable)
de son timbre, la soprano américaine traverse la représentation
avec une redoutable indifférence au mot, ce qui est absolument rédhibitoire
dans un tel ouvrage. Seul le monologue final semble incarné, mais
c'est trop peu pour composer un personnage, auquel manquent par ailleurs
l'aristocratie naturelle et l'élégance altière que
savait si bien lui apporter Dame Kiri. J'aurais voulu que le public de
Garnier gardât une part de ses ovations pour celui qui, à
mon sens, domine de haut cette distribution. Directeur de théâtre
tout d'abord réactionnaire, bougon et somnolent, Franz Hawlata fait
du magnifique monologue de La Roche l'un des sommets attendus de la représentation
en combattant énergiquement les railleries des esthètes et
en défendant sa conception passionnée de son métier.
Diction précise, timbre dense, volume lui permettant de passer sans
difficulté les tutti orchestraux, intelligence du mot et
de la composition, sont autant d'ingrédients d'une composition mémorable.
En définitive, il est heureux
que les années Gall à l'Opéra de Paris s'achèvent
sur une production aussi intelligente que réussie, car quels que
soient les reproches, fondés ou non, qui ont été adressés
à ce grand administrateur, il restera comme l'homme qui, après
des années de tâtonnements et d'égarements, a restauré
le prestige de l'institution et la confiance des son public. Merci et bonne
retraite, Monsieur Gall !
Vincent DELOGE