Note de la rédaction : l'accréditation de Forum
Opéra à l'Opéra de Paris étant conditionnée par des contraintes que nous
considérons comme de l'ingérence à notre ligne éditoriale, nous avons préféré
chroniquer les spectacles de l'institution parisienne sans bénéficier de
places de presse. L'Opéra de Paris nous a donc fait savoir que nous ne
pourrions pas utiliser de photos de leurs productions. Veuillez nous excuser
de ce désagrément mais il nous semble primordial de préserver notre liberté de
parole.
Créé le 9 novembre 1926 à
Dresde, Cardillac est un ouvrage quasiment contemporain de l’Erwartung
de Schönberg (1924), du Doktor Faust de Busoni (1925), du Wozzeck
de Berg (1925), mais aussi du Turandot de Puccini (1926), de L’Affaire
Makropoulos de Janacek (1926), ou même du Paganini de Lehar (1925) !
C’est dire l’extraordinaire richesse et l’éclectisme de la vie musicale des
années 20, qui compte également comme compositeurs lyriques notables Milhaud,
Honegger, Boito, Giordano ou Stravinsky.
Tout ceci pour dire que
Cardillac n’est pas, et ne peut pas être, une œuvre aboutie (Hindemith
remaniera profondément sa partition dans les années 50), mais reste plutôt le
manifeste d’une démarche musicale très personnelle, respectueuse d’un certain
classicisme dans la forme (dix-huit numéros s’enchaînent : aria, duo, canon,
passacaille …) mais très originale sur le fond, notamment par la manifestation
d’une indépendance entre la musique et la scène (1). Ainsi, les ébats amoureux
entre le Chevalier et sa Dame, qui pourrait être prétexte à un duo
spectaculaire, sont traités sous forme de pantomime.
Autre exemple, en dehors de
Cardillac, les personnages sont peu développés et se limitent (volontairement)
à des types : ils n’ont d’ailleurs pas de nom, ce qui contribue à les
déshumaniser.
Hindemith se situe donc dans
la continuité de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle objectivité), « mouvement
opposé à l’expressionnisme et bannissant le pathos et la sentimentalité pour
une approche aussi « objective » que possible de la réalité ».
C’est sans doute pourquoi
Cardillac, régulièrement monté dans les théâtres allemands néanmoins, est
resté jusqu’à présent un plaisir d’intellectuel plutôt qu’un ouvrage grand
public.
Le livret de Ferdinand Lion,
est inspiré d’une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry,
personnage supprimé par le librettiste, parabole de l’artiste qui cherche à se
réapproprier son œuvre (2). Il raconte l’histoire de Cardillac, un orfèvre
génial, tellement attaché à ses œuvres qu’il assassine tous ses clients pour
récupérer ses bijoux,
L’action se situe à Paris,
sous Louis XV, alors que la ville vit dans la crainte devant une série de
meurtres inexpliqués. Le Chevalier a remarqué que les victimes étaient toutes
des clientes récentes de Cardillac. Il s’en ouvre à la Dame, dont il compte
faire sa maîtresse et celle-ci le met au défi de lui acheter un bijou. Le
Chevalier s’exécute (c’est le mot) en faisant l’acquisition auprès de
Cardillac de son plus bel ouvrage. L’acte se termine par le meurtre du
Chevalier pendant ses ébats amoureux.
Cardillac
reçoit le Marchand venu lui vendre un or de mauvaise qualité que l’orfèvre
refuse. Cardillac l’interroge sur le signe de croix qu’il l’a vu faire en
entrant dans son atelier. Le Marchand explique le mystère qui entoure
dorénavant l’artiste dont les clients meurent systématiquement. En lui-même,
le Marchand se promet d’observer l’atelier la nuit.
Cardillac
laisse son échoppe à la garde de sa fille ; celle-ci reçoit alors son
soupirant, un jeune Officier, auquel elle se refuse par devoir filial.
Au retour de son père, la
jeune fille lui confie son amour, ce qui laisse l’orfèvre, occupé à son art,
totalement indifférent, au grand désarroi de la jeune fille.
La cour royale se déplace
chez l’orfèvre, mais celui-ci refuse de vendre la moindre de ses créations,
remettant à plus tard la fourniture d’une œuvre plus belle encore.
Alors qu’il cèle le bijou
qu’il a arraché la nuit précédente au Chevalier, l’Officier entre et lui
demande « sa plus belle création ». Au grand soulagement de Cardillac, il
s’agit de sa fille et non d’une de ses parures. Cardillac accorde bien
volontiers la main de sa fille, mais avec beaucoup plus de réticences la
chaîne en or que l’Officier compte lui offrir.
Au troisième acte, Cardillac
(surveillé par le Marchand) agresse l’Officier pour récupérer le bijou. Le
Marchand appelle la garde à la rescousse, mais quand les protagonistes sont
enfin réunis, l’Officier se ravise et accuse le Marchand bien qu’il
sache l’identité du vrai coupable. Mais Cardillac, ne supportant pas le poids
de sa culpabilité, déclare connaître le vrai criminel et, menacé par la foule
(3), confesse ses crimes, les justifiant par son amour de l’Art. Lynché par
l’assistance, Cardillac s’éteint aux pieds de sa fille, sans un regard pour
celle-ci, en embrassant une dernière fois le collier d’or que porte l’Officier.
Sur cette intrigue ramassée,
Hindemith a composé un ouvrage court (moins d’une heure et demie), donné sans
entracte, ce qui contribue à soutenir l’intérêt, les scènes se succédant sans
solution de continuité dans les magnifiques et spectaculaires décors art-déco
de Nicky Rieti.
André Engel justifie le
choix d’une transposition de l’ouvrage dans le Paris des années 20, en faisant
de Cardillac une sorte de Fantômas. Il faut bien mal connaître l’œuvre de
Souvestre et Allain pour faire un tel rapprochement. Esthétiquement, l’univers
de Fantômas, c’est le Paris d’avant la première guerre mondiale, un Paris
inquiétant fait de rues sinistres et de chantiers à l’abandon ; Fantômas est
un être sans passion, sauf pour sa fille Hélène ; il n’est jamais impulsif
dans ses crimes, souvent très raffinés, et reste incapable du moindre
sentiment de culpabilité …
La traduction scénique de ce
parti pris ne se retrouve même pas dans les costumes (fort beaux) de Chantal
de La Coste-Messelière, qui fait de Cardillac une sorte d’Arsène Lupin.
Beau spectacle donc,
efficace, mais finalement pas beaucoup plus « intelligent » qu’une production
de Zeffirelli au Metropolitan (à ceci près que le metteur en scène italien
signe aussi les décors et les costumes, sans se tromper d’époque :
l’expérience…).
L’ouvrage justifiait-il
d’ailleurs « la production la plus chère de la saison » ? On n’est en effet
pas très éloigné des heures de gloire du « Grand Opéra », où le public se
pressait pour admirer décors et costumes, compter les figurants et les
éléphants, mais sans toujours goûter la musique… A la fin de ce spectacle, on
peut même légitimement se demander si les applaudissements ne vont pas avant
tout à Nicky Rieti !
Vocalement, le plateau est
dominé par le Cardillac d’Alan Held, voix puissante, belle incarnation, mais
timbre un peu quelconque.
Le jeune Christopher Ventris
est un Officier vaillant, au timbre d’argent, très investi scéniquement mais
un peu fatigué sur la fin toutefois.
Angela
Denoke déçoit largement dans la fille de l’orfèvre, rôle qu’elle minaude plus
qu’elle ne le chante, du moins le soir du 17 octobre.
En Chevalier, Charles
Workman semble avoir définitivement renoncé à toute émission en voix de
poitrine, ce qui rend l’écoute un peu pénible à la longue, mais il reste
néanmoins d’une grande musicalité.
Dans le rôle assez court de
la Dame, Esther Minutillo dispense une belle voix bien conduite ; on n’en dira
pas autant du Marchand d’or de Roland Bracht, bon acteur mais piètre chanteur.
Magnifiquement préparés, les
chœurs sont époustouflants, contribuant à donner à l’ouvrage l’ampleur qui lui
manque pour une salle de cette dimension (l’œuvre est conçue pour une
formation de chambre).
A la tête de l’Orchestre de
l’Opéra de Paris, Kent Nagano fait davantage preuve de délicatesse que
d’énergie, n’hésitant pas à introduire à l’occasion un peu de pathos
dans les scènes les plus dramatiques ; une « trahison » qui contribue à rendre
plus attachants les personnages d’Hindemith.
Placido
Carrerotti
1.
La partition du troisième acte fut
achevée avant même que Hindemith en ait le texte définitif
2.
Hindemith manifestera les mêmes
symptômes en révisant entièrement son ouvrage en 1952, puis en interdisant que
la version de 1926 soit montée !
3.
Passacaille avec 22 variations !