Une Carmen bien seule
Comme La Traviata ou La Bohème,
Carmen est un opéra dont l'intrigue est si connue, qu'il semble
que d'en jouer les notes et d'en chanter les airs suffisent à en
faire un spectacle. Comme si une bohémienne, un toréador
et un vague Don José racontaient toute l'Espagne et le drame de
la Carmen de Bizet.
Eike Gramms, le directeur-metteur
en scène du théâtre lyrique bernois avait prévu
que les éléments de sa troupe relèveraient le défi
posé par cet opéra mythique. Malheureusement, il lui a fallu
déchanter en admettant qu'il avait visé trop haut. Si ses
personnages sont théâtralement bien caractérisés,
si sa direction d'acteurs est efficace et sa mise en scène joue
subtilement des éclairages et des décors pour évoquer
les ambiances chaudes des étés espagnols, sa production reste
en-deçà des espérances en raison d'un plateau vocal
globalement faible. Avec une Carmen mise en scène de manière
très conventionnelle, le spectateur n'est pas attiré par
une éventuelle lecture symbolique de l'ouvrage et se réfugie
tout naturellement vers la seule expression vocale et musicale. Pourtant,
l'exiguïté de la scène bernoise appelle à l'invention
scénique, particulièrement pour des opéras "à
grand spectacle", comme ce fut le cas pour les précédents
Nabucco ou Tannhaüser, particulièrement réussis.
Au lieu de cela, les scènes d'Eike Gramms sont encombrées
de décors renforçant l'impression de petitesse. Dans cet
univers restreint, les choeurs et les figurants peinent à trouver
leur place. La sortie des cigarières ou les scènes d'animation
marchandes, avant la corrida, manquent de naturel. Chacun se range
comme de petits soldats cherchant maladroitement à ne pas gêner
son voisin. Ce manque d'espaces réduit le défilé des
protagonistes de la corrida à une ridicule parade. Les figurants,
se pavanant lourdement, expriment davantage la fierté d'être
présents sur une scène d'opéra que celle inhérente
aux banderilleros et picadors qu'ils sont censés incarner.
(© Opéra de de Berne)
Ces problèmes ne seraient qu'épisodiques
et mineurs s'ils n'étaient stigmatisés par le niveau de la
plupart des protagonistes. Et pourtant, le Berner Symphonie-Orchester ne
ménage pas sa peine pour leur offrir un solide tapis musical sous
l'excellente direction de Miguel Gomez-Martinez. Sans mesurer les
écueils de cette partition, Emil Ivanov (Don José)
empoigne son rôle avec une extrême véhémence
qui le conduit rapidement aux limites de sa voix. Le ténor russe
force des aigus qu'il ne possède plus. Sa diction désastreuse,
sans une seule voyelle claire, rend son discours totalement inintelligible.
Étranger à la prononciation française, il n'est d'ailleurs
guère plus à l'aise dans les parties parlées. De son
côté, le baryton américain Kevin Short (Escamillo)
campe un toréador de comédie musicale, à l'américaine,
totalement hors propos. Aux limites de la justesse, l'air du Toréador,
suite de vociférations incompréhensibles, est chanté
avec des effets de voix d'un goût douteux. Ajouté à
ses oeillades et à ses gestes de pantins, son personnage rejoint
la caricature. Quant aux seconds rôles, s'ils sont plus honnêtement
interprétés, ils ne soulèvent pas pour autant l'enthousiasme.
A commencer par la soprano Petra Labitzke (Micaëla) qui ne
possède pas un atome de l'esprit des phrases qu'elle chante. Ses
notes tantôt projetées avec force, tantôt retenues,
n'épousent jamais le sens des mots. On peut toutefois noter la bonne
prestation de Richard Ackermann (Zuniga) qui aurait intérêt
à ne pas abuser de l'énormité de ses moyens. En la
contenant, il gagnerait en subtilité et en expressivité.
A relever encore, la belle prestation de la soprano allemande Gunda
Baumgärtner (Frasquita), au timbre clair et agréable.
Cette production serait certainement
ratée si, dans ce brouillard vocal, la mezzo-soprano Maria José
Montiel (Carmen) ne tenait pas le spectacle sur ses épaules.
Dotée d'un charisme qui lui fait prendre l'ascendant sur ses collègues,
la mezzo espagnole offre un beau personnage à sa bohémienne.
Elle est une amoureuse de la vie, une joueuse, avec juste ce qu'il faut
de sel pour faire tourner la tête aux hommes. Occupant toute la scène
par sa seule présence, cette Carmen bien seule sur le plateau bernois,
jamais ne surjoue. Avec ses aigus de bronze et l'ampleur contrôlée
d'une voix au vibrato chaleureux, la voix de Maria José Montiel
n'est pas sans rappeler la Carmen de Régine Crespin. Jamais vulgaire,
rarement aguicheuse, il suffirait d'une meilleure diction dans les dialogues
parlés pour qu'elle se hisse au rang des meilleures interprètes
du rôle mythique de Bizet. A suivre ?
Prochaines représentations
: les 21, 25 et 29 février, les 6, 9, 11, 17, 19 et 21 mars, les
3, 8 et 12 avril et les 2, 19, 21, 23 et 29 mai 2004.