Importée de Cardiff, où
elle a soi-disant remporté un vif succès voici cinq ans,
la production du binôme Caurier-Leiser n'aura séduit que leurs
inconditionnels. Si le talentueux tandem a eu raison de sortir le livret
de Meilhac et Halévy du traditionnel carton-pâte folklorique
andalou, force est de reconnaître que la tristesse et la morosité
sont souvent au rendez-vous durant les trois heures de spectacle.
Choristes et solistes, mal fagotés,
mal éclairés dans des tons pisseux qui donnent la nausée,
évoluent entre trois panneaux charbonneux et assurent quand même
le minimum syndical exigé... mais sans chaleur, sans passion, sans
cette rage de vivre, d'aimer et mourir propre à Carmen. Des exemples
? La Habanera, d'où est banni tout sex-appeal, ressemble
fort à une explication de texte, dans le style voyez comme la
chair est triste et dégouline d'ennui. Escamillo, lui, s'excuse,
à genoux, de faire son métier, et présente tous les
attraits d'un attaché de presse de la SPA. Aucun humour ne passe
également dans le quintette pourtant d'allure toute mozartienne...
Vous croyez être au bout de
vos peines ? Que nenni ! Voici au troisième acte des contrebandiers
dont la démarche chaotique a tout d'une séance de masturbation
collective ou de crise de turista. Le pompon est atteint au dernier tableau.
La salle explose de rire avec un A deux cuartos glacial, des choeurs
gesticulant au-dessus de la fosse d'orchestre fixant le public pour le
très attendu défilé d'une invisible Cuadrilla (idée
piquée à Ponnelle !) et un ultime duo situé au rayon
fruits et légumes d'un quelconque marché ouvert. La Chuppa-Chups
sur le Turròn ? Carmen, qui mime une vachette d'Intervilles, essayant
tête baissée d'encorner avec son peigne à mantille
son ex-amoureux. Une fois son crime accompli, Don José part en coulisse
comme si de rien n'était, certainement à la recherche d'un
caddy, car pressé de finir ses emplettes...
Certes, tout cela sent le travail,
la recherche d'un jeu théâtral bien orchestré ou novateur,
mais la paella se digère mal.
Sans doute paralysé ou gêné
par ce qui se passe sur scène, Emmanel Villaume, au pupitre, semble
se faire diriger par ses artistes et ne peut éviter légers
décalages ou accidents passagers.
Les quelques éclairs de lumière
de cette fastidieuse matinée nous les devrons aux choeurs (le paseo
se reçoit comme un uppercut en pleine poitrine!) et aux solistes.
Une distribution hexagonale irréprochable
et sans faille essayant avec talent de sortir l'ensemble de la grisaille,
cela valait quand même le déplacement.
Impeccables seconds rôles avec
une mention pour l'accorte Frasquita de Gisèle Blanchard ; mais
en Mercedes, Doris Lamprecht est aussi fort sympathique.
Du sérieux, du solide avec Eric
Huchet et Ivan Ludlow, Remendado et Dancaïre aux curieux rapports
sado-masochistes.
Sonore à souhait, Fréderic
Caton rend enfin justice à Zuniga dont les interventions ne sont
pas si secondaires que cela. Plaisir également d'entendre chanté
entièrement, donc non savonné, l'air terrible d'Escamillo
par un André Cognet en grande forme.
Très attendue, la Canadienne
Guylaine Girard a réussi ce tour de force de sortir de l'icône
traditionnelle une Micaela pleine de vie et de volonté.
Avec, approximativement, deux-cent
soixante Carmen au compteur, Béatrice Uria-Monzon ne finira jamais
de nous surprendre. Hautement racée, cette gitane a un chic et un
chien irrésistibles. Les mouvances de ce corps superbe laissent
pantois. La comédienne, malléable à toutes les idées
- même les plus saugrenues comme ici : boudeuse de début à
la fin du drame - étonne. Vocalement, c'est parfait. Comme toujours
chez cette grande artiste.
Don José solaire, sincère,
sanguin puis pitoyable dans sa déchéance, Jean-Pierre Furlan
justifie par cet emploi la première place qu'il occupe dans la maigre
cohorte actuelle des ténors héroïques français.
Les éclats véristes des deux derniers actes lui vont comme
un gant et les élans amoureux des deux premiers sont comme un rappel
aux Vanzo ou Finel des meilleurs jours. Qui lui confiera Radamès
? Les paris sont ouverts !
Christian COLOMBEAU