Agnes
Baltsa, une leçon.
Les toujours coûteuses productions
d'opéras véristes ont convaincu les dirigeants du théâtre
bernois de présenter une version concertante du chef d'oeuvre. Les
économies faites sur la mise en scène, les décors
et les lumières, ont profité à la distribution vocale.
Ainsi luxe suprême, le Stadttheater de Berne offre un très
beau plateau à la tête duquel, le ténor italien Salvatore
Licitra campe son premier Turiddu. Une prise de rôle qui s'annonce
quelque peu ratée quand, dans la Sicilienne, chantée des
coulisses, la voix un peu lourde du ténor manque étrangement
de justesse. Heureusement, à son arrivée sur le devant de
la scène, Salvatore Licitra dispense le plein exemple de
ses moyens. Une voix avec d'étranges accents "pavarottesques" secondant
admirablement une diction parfaite. Malgré ces moyens vocaux énormes,
et probablement à cause d'eux, le chanteur n'intègre pas
la légèreté que le personnage requiert. Chez lui,
Turiddu, personnage campagnard, prend des allures de Manrico. Avec une
voix plus allégée, plus lyrique, son personnage gagnerait
en sensibilité. A ses côtés, le baryton romain Marco
Chingari (Alfio) semble lui aussi se trouver aux limites de son personnage.
Non tant d'un point de vue vocal, la voix étant belle malgré
quelques aigus un peu engorgés, mais parce que, là encore,
son instrument semble trop lourd pour cette musique. Si Florentina Giurca
(Mamma Lucia) affiche un instrument vocal trop fatigué, la mezzo
ukrainienne Zoryana Kushpler (Lola) est encore trop sous l'influence
de l'école de chant russe pour qu'on l'apprécie dans le vérisme
italien.
Au matin du 10 septembre, les disquaires
de Berne se sont certainement demandés ce qui avait bien pu générer
une si subite demande sur les enregistrements d'Agnes Baltsa. Quoique
résidente de la ville fédérale, la mezzo grecque n'a
jamais été une figure de proue des ventes discographiques
bernoises ? Cette soudaine résurgence autour de ses disques était
à rechercher dans sa prestation donnée le soir précédent
au Stadttheater.
A plus de soixante ans, Agnes Baltsa
fait une démonstration plus que convaincante de sa santé
vocale. Dès les premières notes de son Dite, Mamma Lucia...,
l'émotion est à son comble. La voix puissante, bronzée
de la mezzo grecque ne semble jamais avoir été aussi assurée.
Pas le moindre fléchissement, pas la moindre hésitation.
Si les traits de la chanteuse sont ceux de son âge, la voix est celle
d'une jeune femme. Actrice jusqu'au bout des ongles, dans une robe de satin
brun, la tignasse hirsute, le visage buriné, les mains osseuses,
expressives, la tête et le corps participant à chaque instant
de musique, avant même d'avoir chanté une seule note, l'artiste
envahit le théâtre. Elle s'imprègne de l'entier du
drame, vivant la trahison amoureuse de Santuzza dans tout son être,
dans son sang. Prenant d'immenses risques pour tenter d'apaiser sa voix
dans des pianissimis qu'elle domine moins, Agnes Baltsa montre le chemin
de l'authenticité artistique en privilégiant l'émotion
avant même la beauté. Une leçon !
Sous la baguette de Srboljub Dinic,
confondant parfois émotion avec lenteur, le Berner Symphonie Orchester
offre une lecture soignée de la partition. De leur côté,
le Choeur et le choeur auxiliaire de l'Opéra de Berne donnent l'impression
d'une préparation insuffisante, particulièrement en ce qui
concerne le soin de la prononciation italienne.
Jacques SCHMITT