Situé à 45 km d'Antalya,
capitale provinciale de la côte égéenne turque, la
ville d'Aspendos propose un des théâtres antiques les mieux
conservés au monde.
La fondation de la cité remonte
au 5ème siècle avant notre ère. Conquise en 330 par
Alexandre le Grand, elle dut attendre l'influence romaine pour que l'architecte
Zenon bâtisse le théâtre vers 190. Au treizième
siècle, après divers réaménagements, le site
fut converti en palais pour le sultan Alaaddin Keykubat (ce qui nous rappelle
un opéra de Richard Strauss). Enfin, dans les années 20,
Mustafa Kemal entreprit une visite des différents sites dont regorge
une Turquie fraîchement émancipée, créant un
Département des Antiquités et lançant une politique
active de conservation des vestiges archéologiques.
Après une visite d'Aspendos,
Atatürk engagea la restauration du théâtre en vue de
sa réouverture au public ; le théâtre est d'ailleurs
le seul élément qui subsiste des cités successives.
Le soin apporté à cette
restauration a été contesté par les puristes : le
théâtre est composé à 80% des matériaux
originaux, des complément modernes constituant les 20% restant.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un ouvrage proprement superbe :
mur de scène intact, murs et portiques latéraux conservés,
colonnade en partie supérieure des gradins ..., il ne manque que
le plafond de bois au dessus de la scène.
Malgré une capacité théorique
de 20.000 places, l'accès au site est maintenant limité à
5.000 spectateurs : il y a quelques années, des concerts pop de
15.000 personnes avec sono tapageuse et feu d'artifice final ont mis en
péril l'édifice par des vibrations excessives ; malheureusement,
la dégradation s'accélère au fil des années,
amplifiée par un drainage insuffisant des sols.
Unique festival lyrique et chorégraphique
de Turquie, Aspendos proposait pour sa dixième édition une
grande variété de spectacles s'étalant pour la première
fois sur trois mois, de la mi juin à la mi août.
L'Opéra d'Etat assurait Aida
ainsi qu'un ballet néoclassique turque Harem. Turandot
était confié à la troupe de l'Opéra de Sofia
et le Prince Igor à celui d'Istamboul (on aurait plutôt
imaginé l'inverse). Nabucco était dévolu à
la troupe d'Izmir, Traviata, Cavalliera Rusticana & I Pagliacci,
Giselle et les Carmina Burana à celle d'Antalya. Spartacus
était dansé par le ballet de Moscou, Romeo et Juliette
par celui de Mersin et Casse Noisette par la troupe nationale ...
du Kirgistan (1) !
Dans sa volonté d'occidentalisation,
la Turquie, quoique dépourvue de véritable tradition dans
ces arts, réussit donc l'exploit d'aligner quatre troupes lyriques
ou chorégraphiques, et ne se contente pas d'attirer la meute des
touristes (majoritairement allemands) mais aussi un public turc (2)
en nombre appréciable quoique minoritaire (de l'ordre de 20% des
spectateurs présents).
Etonnant décalage avec un environnement
encore essentiellement dominé par d'autres traditions : d'un côté
du mur, Nedda s'apprête à fuir avec son amant, de l'autre
les femmes voilées, assises en tailleur au seuil des maisons, baissent
les yeux au passage des hommes ...
Le spectacle proposé le 23 août
pour une unique représentation contraste notablement avec les autres
productions, très classiques (voire poussiéreuses à
en juger par les clichés) données dans le cadre de ce festival
: sans qu'on puisse clairement préciser une époque, les deux
opéras sont transposés à une date plus récente.
Ils bénéficient d'un
décor unique très simple : un praticable métallique
et des escaliers figurant tantôt les marches de l'église sicilienne
de Cavalleria ou la place de village de Pagliacci, tantôt
une sorte de "Bar de la Marine" où la troupe de Canio donne son
spectacle.
Le dispositif ne facilite pas les déplacements
des masses chorales, d'autant qu'il leur est demandé pas mal de
mouvements, ainsi pour la "toilette du dimanche" qui anime le début
de Cavalleria et voit les femmes apporter les habits des hommes
et les enfants cirer les chaussures avant de partir à la messe.
Il s'ensuit quelques décalages avec l'orchestre et un manque de
puissance, les chanteurs songeant d'abord à se mouvoir : lors de
la procession, les porteurs perdent même leur Vierge Marie, la statue
dégringolant les escaliers en matraquant au passage quelques crânes.
Cette difficulté est contournée dans Pagliacci, où
le choeur "Ding Dong" est présenté comme une répétition
menée par l'instituteur du village : statiques, et la partition
sous le nez, les choristes sont alors autrement convaincants.
Les deux oeuvres se succèdent
sans solution de continuité : à la fin de Cavalleria,
le corps de Turiddu est ramené et posé sur la table de l'auberge;
au prologue de Pagliacci, ce sont les artistes du second opéra
qui sont figés dans les mêmes pauses, puis saluent comme à
la fin de leur propre spectacle et enfin se démaquillent devant
leur miroirs cernés d'ampoules : Tonio se retourne alors pour entamer
son monologue.
En Santuzza , Ebru Kaytmaz domine aisément
la distribution de Cavalleria : reste qu'on a plutôt l'impression
d'entendre une Suzanne. Oben Bostanci n'est guère à sa place
en Turiddu : malgré une émission spinto, il s'agit plutôt
d'une voix pour 'Alfredo, rôle qu'il incarnait également à
l'occasion de ce festival. Mukhtar Malikov est absolument au dessous de
tout en Alfio : la justesse et le rythme sont tellement approximatifs qu'on
a du mal à reconnaître son air d'entrée.
Medine Akhun est juste correcte en
Lola et Gülru Toko_lu campe une Mama Lucia particulièrement
indolente.
A la fin de cette première partie,
on finit même par avoir des doutes sur l'acoustique prétendument
exceptionnelle du lieu.
Heureusement, la suite vient balayer
cette première impression. La distribution est dominée cette
fois par l'excellent Tonio de Tamer Peker (interprète de Nabucco
par ailleurs) et à ses côtés, par la Nedda convaincante
de Sevinç Bilgin : belles voix, aigus faciles, puissance enfin satisfaisante
et caractérisation dramatique évitant la caricature. Grâce
à ces artistes, on peut enfin apprécier l'acoustique du théâtre.
On ne peut pas en dire autant du Canio
d'Erol Uras : le chanteur a peut-être eu des heures de gloires il
y a quelques décennies, mais il a clairement dépassé
l'age de la retraite; vibrato envahissant et incontrôlé, aigus
tendus et approximatifs ... L'absence de souffle lui fait frôler
le désastre dans un "Vesti la giubba" démarré assez
lentement par le chef qui se voit rapidement obligé d'accélérer
le tempo pour rattraper son Canio alors que celui-ci continue, derechef,
à accélérer : chacun pour soi, rendez-vous au point
d'orgue ! Mukhtar Malikov frappe encore en Silvio : le rôle, plus
lyrique, lui convient toutefois mieux, car son type d'émission est
assez proche de celui d'un artiste de comédie musicale. Enfin, Devrim
Demirel est un Beppe très correct.
A la tête de l'orchestre de l'Opéra
d'Antalya composé de musiciens particulièrement jeunes, Alexandru
Samoila fait des miracles : évitant l'écueil de la vulgarité,
il sait ménager de belles couleurs (notamment dans l'intermezzo,
plus debussyste que vériste) tout en accompagnant avec professionnalisme
les chanteurs.
Ce n'est pas demain que le Festival
d'Aspendos concurrencera celui de Vérone ; il reste néanmoins
une destination agréable pour les touristes déjà présents
sur les lieux.
Placido Carrerotti
Notes
1. Comme chacun sait :-) , le Kirgistan
est une république indépendante de 5 millions d'âmes,
détachée de l'ancienne URSS, coincée entre le Kazakhstan,
l'Ouzbekistan, le Tajikistan et la Chine. La langue de cette population
de tradition nomade, rappelle le Turc, l'Ouzbek, le Kazakh, et bien sûr
le Turkmen. D'une superficie à peine inférieure à
celle du Sud Dakota, ce pays montagneux culmine à 7.439 mètres,
mais je m'égare.
2. Le prix des places est d'ailleurs
assez doux : 30 euros pour les touristes auprès d'une agence, en
bénéficiant du "pick up" à l'hôtel et certainement
beaucoup moins pour ceux qui se rendent directement au théâtre.