Il existe
parfois des bonheurs imprévus : par exemple se rendre à une
représentation de Cendrillon sans se préoccuper ni
de la mise en scène, ni de la distribution, simplement pour l'amour
de Massenet, et assister au spectacle le plus intelligent, le plus abouti
qu'il soit donné de voir, et dans une distribution magnifique !
Le metteur en scène, Renaud
Doucet et son acolyte André Barbe (décors et costumes) ont
situé l'action dans les années 1950. Encore une transposition
dites-vous ? Certes, mais une transposition bien venue, car ces années
sont les dernières au cours desquelles les jeunes filles rêvent
encore d'une vie sans nuage auprès de leur prince charmant. Les
petites soeurs de ces Cendrillons, d'ici quelques années, brûleront
leur soutien-gorge, s'inscriront aux groupes femmes, réaliseront
que devenir une parfaite ménagère et convoler avec le prince
charmant n'est pas un accomplissement en soi, et peut parfois s'apparenter
à une nouvelle servitude.
Pourtant les Cendrillons des fifties
y croient encore dur comme fer, et c'est logiquement sur une cuisine immaculée
high
tech rose bonbon que s'ouvre le rideau. Mais cette cuisine est cauchemardesque,
les instruments ménagers dernier cri et autres cuisinières
ultramodernes sont immenses et déformés, distillant une angoisse
sourde, une sensation d'étouffement.
Les costumes de Mme de la Haltière
et de ses filles sont eux aussi sortis d'une exagération de la mode
des années 50. La bonne fée, quant à elle, sort de
la télévision, a des faux airs de l'héroïne de
"I love Lucy", porte un tablier propret en brandissant une cuillère
à la place d'une baguette magique, et les bons génies qui
l'accompagnent sont des "Monsieur Propre" ! Faut-il croire tout ce qui
sort de la télévision ?
Pendant ce temps, le jeune prince (ténor,
hélas, et non pas soprano comme l'avait écrit Massenet, mais
il est vrai qu'on aurait eu plus de mal à faire ressembler une femme
en travesti au héros de "Happy Days") s'ennuie. Son père
organise un concours télévisé de la meilleure ménagère
afin de lui trouver une épouse...: les prétendantes doivent
savoir faire la cuisine, la vaisselle, langer un bébé, ce
qui nous vaut une scène absolument hilarante où la salle
ne peut contenir ses éclats de rire.
Au troisième acte, Cendrillon
et le prince se retrouvent dans un drive in. Pendant que la fée
chante et que les "Messieurs Propre" astiquent les chromes d'une voiture
tout droit sortie d'"American graffiti", dont la plaque d'immatriculation
est joliment numérotée J.M. 1899 (l'année de la création
de l'ouvrage), défilent sur l'écran les images de tous les
mariages princiers de l'époque : Grace Kelly et Rainier de Monaco,
Rita Hayworth et Aly Khan, Jacqueline Bouvier et John Kennedy... Les deux
jeunes gens, en vêtements de tous les jours, robe chasuble grise
pour Cendrillon et veste de laine rouge et jaune pour le prince, entament
leur duo d'amour et ce sont eux, habillés en prince et en princesse,
qui s'embrassent sur l'écran... eh oui, l'adolescence rêve...
Pendant l'intermède musical
qui suit, on découvre un vrai film de mariage, celui de Pierrette
et Marcel (sic) les parents du décorateur, tandis que les "Messieurs
Propre" font circuler des gobelets de pop corn dans la salle...!
Le dernier acte débute dans
le jardin de "Mon Oncle" de Jacques Tati. La fameuse chaussure est essayée,
les héros trouvent le bonheur et le père de la mariée
tire la morale de l'histoire.
Bref, on ne s'ennuie pas avec cette
mise en scène pertinente, drôlissime et jamais outrée.
La distribution est d'une qualité et d'une homogénéité
qui sont la marque de l'Opéra du Rhin. Cassandre Berthon, magnifique
de bout en bout, prête son joli timbre à Cendrillon, et assume
sans défaillance un rôle long et complexe. Son monologue de
l'acte trois, seule devant le rideau fermé, émeut jusqu'aux
larmes.
Cassandre Berthon (Cendrillon)
Son père, Pandolfe, est interprété
par Alain Fondary dont on admire toujours autant la prestance scénique
et la prononciation. S'il avait encore, ici même, il y a quelques
semaines ébloui dans le rôle du Grand Prêtre de Samson
et Dalila, le rôle de Pandolfe le place plus en difficulté,
mettant davantage à jour l'usure que les années ont posées
sur sa voix.
Mise à part Jeannette Fischer,
décidément abonnée aux rôles de méchantes
soeurs ridicules, le reste de la distribution est composée d'inconnus,
pour la plupart d'excellentes surprises : Eleonore Maguerre, fée
au chant précis et aérien, Susannah Self, mezzo au timbre
velouté et homogène, malheureusement affligée d'une
diction incompréhensible. Le ténor Bradley Williams, malgré
des moyens limités (notamment un grave absent), a du style et un
certain charme.
Seconds rôles, choeurs et orchestre
(de Mulhouse) atteignent le même niveau de qualité que l'ensemble,
et tous sont menés par un fin et efficace Cyril Diedrich.
Au final, on est emporté et
convaincu par cet ouvrage peu connu tant du fait d'une distribution idoine
que d'une mise en scène pétillante d'invention et d'humour.
Catherine Scholler
& Pierre-Emmanuel Lephay