Le Staatsoper
de Berlin annonçait dès l'extérieur quelle couleur
allait prendre la soirée : résolument rouge. Un immense buffle
du décorateur Jimmie Durham accueillait en effet les visiteurs,
trônant sur l'escalier d'honneur. La première note n'avait
pas encore résonné mais le ton était donné.
L'oeuvre allait donc parler d'Indiens; ni d'Indiens d'Inde, ni d'Indiens
d'Amérique du Sud mais, fait plus rare à l'opéra,
d'Indiens d'Amérique du Nord.
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Chief Joseph raconte des éléments
de la vie de Hinmahtooyahlatkekht, littéralement "le tonnerre, qui
roule au-dessus des montagnes", appelé aussi Chef Joseph. Ce chef
de la tribu des Nez percés essaya d'abord de s'entendre avec les
hommes blancs, de comprendre également la mentalité occidentale.
Mais lorsque les accords territoriaux furent violés systématiquement,
la tribu entra en combat. En guerre militaire d'abord, et leur stratégie
dérouta les forces américaines, parfois en surnombre mais
néanmoins battues. En combat pacifique parfois, comme en témoigne
le discours tenu par Chef Joseph en 1879 devant le congrès à
Washignton :
[...] Je sais que ma race
doit changer. Nous ne pouvons rester tels que nous sommes à côté
de l'homme blanc. Nous ne demandons qu'une chance égale de vivre
comme tous les autres hommes vivent. Nous demandons à être
reconnus comme des hommes. Nous ne demandons que la même loi soit
appliquée pareillement à tous les hommes. Si un Indien viole
la loi, punissez-le par la loi. Si un homme blanc viole la loi, punissez-le
aussi.
Rendez-moi ma liberté - liberté
de voyager, liberté de m'arrêter, liberté de travailler,
liberté de faire du commerce là où je le choisis,
liberté de suivre la religion de mes pères, liberté
de penser et d'agir pour moi-même - et j'obéirai à
chaque loi ou je me soumettrai au châtiment. [...]
Ce discours a constitué la base
du travail de Hans Zender, également auteur du livret. Le texte
reprend les grandes contradictions entre hommes rouges et hommes blancs,
de manière parfois un peu simpliste, moraliste ou stéréotypée
mais souvent très juste et poétique. Il est donc bien dommage
que l'écriture musicale ne porte absolument pas les paroles de manière
à les faire comprendre. Cet opéra s'inscrit donc dès
les premiers instants comme un opéra de l'ère des sur-titres
puisque le compositeur compte manifestement sur ceux-ci.
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Le livret est construit de manière
kaléidoscopique : le point de départ de l'action est le voyage
d'un groupe de touristes vers la tombe de Chief Joseph. A partir de là,
les séquences se mélangent : lorsque Joseph raconte sa vie
passée, celle-ci devient l'action principale, puis on retourne au
présent de manière abrupte ou bien on plonge vers un passé
plus lointain encore. La confusion mènerait au vertige si l'on ne
retombait pas sur nos pattes grâce à de nombreuses "îles
de silence" et à trois "rotations", les piliers autour desquels
Zender a construit sa composition. Celles-ci abordent des thèmes
immémoriaux et donc terriblement actuels dans le rapport de la civilisation
occidentale au monde : la première traite de l'homme et la technique
et de la destruction de la nature; la seconde des problèmes liés
à l'argent (les Américains ne pouvaient pas comprendre que
les Indiens restaient insensibles à l'or qu'ils leur offraient);
la troisième, enfin, parle de guerre et de génocide. Si elles
sont linéaires dans leurs structures musicales, ces rotations se
nourrissent néanmoins de textes variés, puisés entre
autres chez Pessoa, Brecht et Goethe. On y retrouve également des
références radiophoniques à Hiroshima ainsi qu'un
collage musical (un motet de Machaut).
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Plus qu'un opéra sur les différences
entre Indiens et Américains, il s'agit d'un opéra sur l'incapacité
qu'ont les humains de différentes cultures à communiquer
entre eux, à essayer de se comprendre. Nous sommes enfermés
dans notre conception du monde et n'avons pas la place mentale de nous
ouvrir à d'autres systèmes de pensée. Ceci est rendu
de manière presque imagée en musique : des fragments stylistiquement
différenciés se croisent, s'entrelacent, se mélangent
parfois puis reprennent leurs chemins opposés. Les harmonies et
les rythmes se chassent, mais aussi les timbres. Le compositeur a pris
le parti de n'utiliser aucun d'instrument de musique indien puisqu'il n'en
connaît pas et n'avait pas envie de composer une parodie de cow-boys
et Indiens. Or, avec un sujet pareil, le glissement vers le mauvais goût
est un réel danger. Lorsque Chief Joseph prend la parole pour raconter
son peuple, son histoire et ses croyances, c'est un Ajeng qui l'accompagne,
un instrument coréen à cordes frottées dont la sonorité
rappelle une viole de gambe.
Les chanteurs ainsi que les 28 musiciens
de l'orchestre ont dû faire face au nouveau système harmonique
mis en place par Zender : en effet, il oppose le système tonal occidental
à un système complet où le plus petit intervalle est
le 1/12e de ton. La combinaison de cette microharmonie et de la polymétrique
rythmique utilisée également en contraste avec une métrique
plus classique et occidentale permet d'atteindre une grande finesse dans
l'ensemble. Cette finesse complique le travail d'exécution des musiciens,
mais cela n'a pas été insurmontable pour la Staatskapelle,
dirigée avec élan et grande précision par Johannes
Kalitzke. D'un point de vue vocal, l'ensemble était très
convainquant même si les quatre chanteurs interprétant Chief
Joseph étaient encore un cran au-dessus de l'ensemble, et parmi
eux tout particulièrement Alfredo Daza, menant le rôle de
Joseph avec son timbre plein et sombre qui se mariait aussi bien avec la
caractérisation du rôle qu'avec l'Ajeng. Les Neue Vocalsolisten
Stuttgart ont, de leur côté, ajouté une touche de douceur
dans la fosse, psychologiquement parfois opprimée par les cuivres.
Pour sa première concrétisation
scénique, le Staatsoper a fait appel à son directeur pour
la mise en scène et à Bernd Skodzig pour les costumes mais
a confié les décors à un Indien d'Amérique
du Nord établi à Berlin depuis quelques années : Jimmie
Durham. Ce dernier a projeté l'ensemble dans ce qui pourrait être
le hall d'un grand hôtel ou un centre commercial, entouré
d'un enchevêtrement d'échafaudages avec, au premier plan,
un container à ordures et, en arrière-plan, des images de
l'Amérique rêvée, celles que l'on retrouve dans les
publicités Marlboro. Les costumes tendaient parfois vers le kitsch,
l'éclectique non maîtrisé, nous montrant comme il est
difficile de créer des costumes d'Indiens. La mise en scène
de Peter Mussbach, quant à elle, exacerbait encore la confusion
musicale. Elle ne conduisait pas le spectateur vers l'intelligible mais
lui donnait de nouvelles pistes et découpait le livret jusqu'à
l'incompréhension.
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Le matériau de base était
émouvant en soi et très bien choisi comme base de réflexion
sur l'ouverture des peuples occidentaux aux autres cultures, sur notre
omniprésente notion de progrès également. Mais, à
part quelques séquences suspendues dans l'air et dans le temps,
où l'on sentait plus que l'on comprenait qu'il se passait quelque
chose et que la musique nous invitait à une réflexion introspective
que l'on mène bien trop peu souvent, le résultat est pâle
: entre ennui et confusion, à force d'en faire trop on est arrivés
au trop-plein. A force de vouloir éviter le kitsch on est tombés
dedans aussi. Comme si souvent dans les mondes divers de la création
artistique, les acteurs de la soirée n'ont pas réussi à
se censurer suffisamment pour ne nous offrir que le très bon, mis
à part les musiciens. C'est dommage et cela explique les quelques
huées qui ont accueilli et manifestement fort affecté le
compositeur.
Lise BRUYNEEL