L'autre
vérité
Le monde de la musique reconnaît
en Chostakovitch un étonnant maître des musiques populaires
occidentales. Peu de compositeurs "étrangers" ont dominé
avec une telle aisance la valse musette, le blues, le jazz et la java.
Pas surprenant dès lors que dès les premières mesures
de l'ouverture de Moscou, quartier des cerises, l'auditeur
se sente "à la maison" avec cet air qui rappelle les marches de
nos fanfares locales. Une marche qui n'a rien de très "russophoniquement"
martial, comme nous imaginions l'URSS de Krouchtchev.
A l'instar du musique, le livret étonne
par son audace. Il traduit cette relative libération des esprits
que laissait envisager l'après "XXe Congrès du Parti communiste
de l'URSS" tout en restant une charge très ironique contre un système
administratif toujours en place. Rien de nouveau sous le soleil, la corruption
et les passe-droits sont toujours monnaie courante. Des mots qui aujourd'hui
éclairent d'une manière totalement neuve les idées
préconçues que nous avions du régime soviétique.
A trois ans de l'érection du mur de Berlin, il paraît invraisemblable
qu'une oeuvre aussi libertaire ait pu être donnée à
Moscou sans que ses auteurs disparaissent à jamais dans les oubliettes
des goulags. Et pourtant, ni les auteurs du livret ni Chostakovitch ne
se virent assignés à résidence ou déportés
en Sibérie. Cet opéra de Chostakovitch montre une vérité
bien différente de celle que nous assénaient nos dirigeants
d'alors. Une autre vérité. Et alors, la vérité
vraie ? Elle semble finalement être modulable de part et d'autre
du Rideau de Fer en fonction de ce qu'on veut bien lui faire dire.
Il n'en demeure pas moins que l'opérette
de Chostakovitch se révèle une admirable fresque sur les
méfaits d'une administration outrancière. Sur fond de relogement,
un groupe de personnes se voient transférées dans des appartements
en construction, à la périphérie de la ville. Pour
autant qu'il possède l'autorisation officielle munie de ses cachets
non moins indispensables, chacun se verra attribuer une surface évidemment
trop exiguë pour ses besoins, les transports, inexistants dans cette
nouvelle zone urbaine, seront quant à eux assurés par un
"débrouillard" non autorisé mais efficace. Un commissaire
des peuples corrompu veillera à ce que chacun soit correctement
logé. Evidemment, par peur de la répression, ses supérieurs
hiérarchiques seront privilégiés quitte à ce
qu'un appartement déjà attribué disparaisse du compte
à leur profit. Tout partira en déliquescence jusqu'à
la révolution finale (et populaire) qui remettra, sinon "l'église
au milieu du village", la place du bon sens à son juste droit.
© Gérard Ansellem
Dans ce jeu de caractérisation
des personnages et de mises en situation, Macha Makeïeff et Jérôme
Deschamps excellent. S'emparant de ce pastiche avec une verve époustouflante,
ils peignent des personnages excessifs aux allures de "ploucs". Sous leur
direction, de ridicules ils deviennent pathétiques et touchants.
On retrouve ici la patte des metteurs en scène des fameux épisodes
quotidiens des "Deschiens" de Canal+. Le décor d'une maison dont
seuls trois étages semblent terminés, les étages supérieurs
laissant apparaître les piliers de béton dont les fers dépassent
encore, s'avère d'une belle efficacité pour prêter
à chacun des nouveaux locataires l'enthousiasme ou le dépit
de cette manne officielle du Parti !
Musicalement, nous l'avons dit, l'écriture
de Chostakovitch oscille entre valse musette et jazz. Dès lors,
aucun risque de s'ennuyer, ni a fortiori de s'endormir dans les arias.
Ceci d'autant plus que la direction d'Alexander Lazarev nous vaut un Orchestre
de l'Opéra de Lyon très en verve. Les cuivres sonnent clair
sans excès, tout comme les bois, omniprésents. Avec des chanteurs
(solistes et choeurs) aussi nombreux que les instrumentistes de la fosse,
l'équilibre sonore est admirablement bien conservé. Des intermèdes
strictement musicaux séparent les scènes principales de l'intrigue,
c'est l'occasion d'admirer quelques chorégraphies (Anne Martin)
divertissantes de trois danseurs très gracieux en même temps
qu'extrêmement plaisants et comiques (Bérengère Valour,
Baptiste Coissieu et Antoine Roux-Briffaud).
Sur le plateau, les chanteurs, presque
tous de langue maternelle russe, laissent entendre quelques voix d'intérêt,
même si l'excès comique du propos ne favorise pas vraiment
l'expression lyrique. Ainsi, la mezzo soprano Oxana Shilova, (Masha) révélée
par le Concours de Genève en 2001, prête sa très belle
voix à un personnage trop fade pour apprécier ses véritables
capacités vocales. A ses côtés, Elena Bakanova (Liousia)
est une impressionnante suffragette dont l'enthousiasme se communique autres
protagonistes. La voix admirablement timbrée de Svetlana Lifar (Vava)
se prête à merveille à la chipie qu'elle est censée
incarner. Du côté des hommes, encore une belle brochette de
voix avec le vaillant ténor Andrey Ilyushnikov (Sergueï) qui,
comme le baryton allemand André Morsch (Boris), tient la scène
pratiquement pendant toute la durée de l'oeuvre sans jamais défaillir.
Seul petit bémol à cette production, les dialogues parlés
(en français) sont trop souvent incompréhensibles, forçant
le spectateur à fixer les surtitres. Tant qu'à faire, il
aurait mieux valu qu'ils soient dit en russe (même ânonné),
le public francophone s'en serait largement contenté.
Spectacle léger de fin d'année,
cette comédie de Chostakovitch permet de découvrir une facette
peu connue du compositeur russe qui, au gré des ans, fait son entrée
dans le répertoire des théâtres lyriques occidentaux,
jouissant d'une reconnaissance un peu tardive mais largement méritée.
Jacques SCHMITT
Prochaines représentations :
les 21, 23,26, 28, 30 et 31 décembre
2004 et le 2 janvier 2005.