Ce programme très "franco-français"
voulu par le chef et directeur-musical de l'opéra de Nice, Marco
Guidarini, est assez représentatif des options qu'il défend
depuis trois ans à la tête de la maison azuréenne.
Une juste partition entre les "tubes" du répertoire et l'exploration
systématique de chemins de traverse peu fréquentés.
Ainsi fait-il voisiner Debussy et Koechlin, ce qui est historiquement justifiable
et musicalement excitant. Las, cette belle initiative que nous aurions
voulu saluer d'un coup de chapeau respectueux n'est qu'une demi-réussite,
la partie symphonique écrasant irrémédiablement le
versant lyrique du programme.
Annoncée souffrante, Jennifer
Larmore, très attendue, a été remplacée au
pied levé par Iris Vermillon. Une fois constatée la solidité
nerveuse qu'il a fallu à la mezzo pour surmonter le stress induit
par des habits musicaux taillés pour une autre qu'elle, il faut
reconnaître que cette artiste attachante, auréolée
de succès incontestés n'était pas, elle non plus,
dans une forme olympique. Si l'on recherchait à tout prix le bon
mot, on serait même tenté de dire que lorsque Iris Vermillon
saute en marche dans le bateau de l'opéra de Nice, c'est Berlioz
et Ravel qui tombent à l'eau. Mais la situation est tout de même
plus complexe...
Telle qu'elle est apparue vendredi
soir, la voix de Vermillon constitue un cas d'école qui rendrait
dépressif le phoniatre le plus impénitent. Jouant sur un
ambitus époustouflant, solidement assise sur un grave aux couleurs
de braises délicatement luminescentes, et cependant poitriné
et presque poussif, culminant dans un aigu très présent à
défaut d'être toujours orthodoxe, elle témoigne toutefois
d'un médium creux, vite couvert par l'orchestre. Les passages eux-mêmes
sont négociés prudemment, comme l'on saute au-dessus d'un
gouffre, et la colonne d'air est mise à rude épreuve pour
assurer la tenue d'une ligne au bord de la rupture (son "j'apparus triomphante"
de Cléopâtre est tout sauf glorieux, et à un coma de
l'accident). Même les registres qui semblent les plus confortables
(dans le début d'Asile de Ravel, par exemple) ne sont pas exempts
d'arrangement douteux avec la justesse et Vermillon a une fâcheuse
tendance à passer d'une note à l'autre par de voluptueuses
petites glissades qui effaroucheraient le premier Beckmesser venu.
L'intégrité interprétative
de l'artiste elle-même n'est pas en cause, toujours juste, surtout
dans une Cléopâtre outragée dans son honneur de femme
et de reine, et l'on n'oubliera pas son ultime César, projeté
dans un souffle, presque rauque, véritablement expirant. Son "Grands
pharaons, nobles lagides" qui ne violente jamais des cordes vocales
éprouvées, rayonnant d'une sonorité enfin pleine et
chargée d'humanité, est magnifiquement tenu avec des apprêts
de bel-cantiste consommée. Sa Shéhérazade, enfin,
est plus convenue, en difficulté toujours, et le sentiment de devoir
sortir indemne du voyage vers l'Orient ravélien condamne toute intention
à une marginalité dommageable.
Le chef pourtant soutient sa chanteuse
avec conviction, talent même, et l'orchestre n'est pas en cause dans
ce jeu de massacre vocal. Passé quelques incertitudes dans l'agitato
liminaire de Berlioz, il faut reconnaître au Philharmonique de Nice,
qui assume avec constance le répertoire de fosse et d'estrade, une
couleur pleine, déliée, qui dans Ravel surtout fait merveille.
Le hautbois est éclatant, la flûte dessine de souples arabesques,
le violon solo chante avec délicatesse et plénitude, la percussion
est vive à défaut d'être toujours fine. L'ensemble
enfin respire la torpeur moite d'une nuit d'été, charriant
des effluves capiteux d'encens mêlés de douceur presque sucrée.
Alors que chez Ravel percent, çà et là, quelques éclairs
d'inquiétude et de mystère, Berlioz lui, joue sur une empathie
naturelle, sur une perception très fine du drame qui amène
le chef à des fulgurances presque hitchcockiennes dans l'ostinato
de cordes graves, étreignant, qui soutient la mort de la reine.
Là n'est pas le lieu, il est
vrai, de parler du volet symphonique du concert, mais il est sans doute
le plus à même de témoigner du talent que Guidarini
développe par ailleurs dans ses habits de chef lyrique, inhibé
ici par la précaution ambiante développée autour de
sa soliste chancelante. Il faut l'entendre sculpter le son dans le nocturne
de Koechlin, irradiant de moelleux, il faut aussi le voir mener son orchestre,
le malmener presque, le pousser dans les derniers retranchements de ses
traits virtuoses, pour une Mer de Debussy d'une motricité
implacable, d'une mobilité fine, qui se termine en transe collective
tétanisante.
Finalement, entre une chanteuse à
qui l'on souhaite de vite retrouver l'intégrité de moyens
qui font, dans le monde entier, les délices des mélomanes
les plus avertis, et l'apothéose que constitue la pétrification
du chef et de son orchestre dans un moment d'excellence proche du sublime,
ce concert pourra apparaître comme une triste occasion manquée.
Benoit BERGER