Sur scène,
avec échelles, escaliers, couloirs, plan d'évacuation (avec
sortie de secours) et extincteurs, semble se dresser un atelier. Si c'est
le cas, cet atelier représente l'autre côté du rideau,
l'envers du décor. Pas de théâtre dans le théâtre,
donc, mais plutôt "la vie sur le théâtre" (et non pas
"sous", comme le voudraient la scène et ses artifices). Les quelques
pas séparant l' "être" du "paraître", opposant la vérité
au spectacle (d'où sans doute ces passerelles passant au-dessus
de la fosse et permettant aux chanteurs de faire leurs entrées et
sorties par la salle) se voient donc exposés dans leur plus simple
appareil par le seul dispositif de Richard Peduzzi.
Les mouvements de Chéreau (élaborés
avec Thierry Thieû Niang) fonctionnent de la même façon
que le décor (ou vice versa). La grimace derrière le sourire
est patente à chaque geste. L'humour n'est pas exclu pour autant.
Mais c'est un humour qui observe, qui commente, qui raille et qui grince.
L'humour de Don Alfonso, de l'humour noir, non une farce "buffa". Une question
vient alors à l'esprit : "Chéreau n'est-il pas en train d'alourdir,
de dramatiser des situations a priori peu tragiques ?" En guise de réponse,
une autre question : au fond, Così fan tutte et son intrigue
basée sur la découverte du désir "multiple" est-il
vraiment charmant et pétillant ? La réponse de Chéreau
sur ce dernier point n'est pas un "non" aussi catégorique que lui-même
veut bien le dire. Cette réponse se termine aussi par un point d'interrogation.
Ce regard si singulier s'imposera-t-il ? Seules les nombreuses reprises
prévues (au Palais Garnier, aux Wiener Festwochen, au Festival de
Baden-Baden...) permettront d'apporter à cette question (encore
une !) une réponse, sans doute définitive. Car pour l'instant,
le public ne semble pas entièrement convaincu. Présent à
l'heure des saluts, le metteur en scène aura pu en juger par lui-même,
compte tenu des sifflets (parmi des bravos majoritaires, il est vrai) qui
accueillirent son entrée sur le plateau. Modérons. Si l'austérité
(Ô combien relative) de son travail a certes pu dérouter,
voire frustrer une partie du public, comment cependant bouder son plaisir
devant cette direction d'acteurs prodigieuse, inspirée dans ses
moindres battements de cils, suprêmement intelligente du premier
au dernier pas, comment ne pas applaudir ce sens du "théâtre
vivant", de la géométrie des personnages, du rythme qui n'est
pas sans rappeler Wilson (la vie et un semblant de spontanéité,
de naturel en plus) ?
© Elizabeth Carecchio
Dans la fosse aussi, tout est vie.
Daniel Harding sait attiser "son" Mahler Chamber Orchestra (saluons au
passage l'Arnold Schoenberg Chor, excellent comme d'habitude) pour le faire
resplendir dans toute sa virtuosité. La veine dramatique occupe
toujours une part primordiale dans la direction électrique du jeune
chef britannique, même si les changements de tempo, effectués
sans la moindre transition, restent un peu brusques.
A soixante-quatre ans, Ruggero Raimondi
a perdu de sa voix, de plus en plus éraillée et rocailleuse
à mesure que le temps passe. La tessiture reste tout de même
celle d'un grand Don Alfonso (sa science sur l'infidélité
féminine sent le vécu !) et le cynisme élégant,
la sadisme distingué qui habitent le jeu de l'acteur emportent l'adhésion.
Malgré une voix qui ne cache
plus sa fragilité, Barbara Bonney est une très belle Despina,
nous gratifiant, outre cette fameuse délicatesse du phrasé
et cet amour du mot qui est celui des plus grandes Liedersängerinen,
d'une aisance scénique et d'une verve comique qu'on ne lui connaissait
pas (ou pas assez).
Tout en legato et en rayonnement
vocal, le Guglielmo de Stéphane Degout est évidemment superbe
(on en attendait ni plus ni moins de la part d'un chanteur de cette envergure),
éclipsant ainsi Shawn Mathey, tourmenté, attachant, mais
somme toute plutôt impersonnel en Ferrando.
Fiordiligi n'est pas sans poser de
problèmes à Erin Wall, dans l'aigu et surtout dans le grave,
absent de "Come scoglio". Basta ! L'émouvante sincérité
de l'interprète, sa fraîcheur et sa présence, l'emportent
sur toutes les failles techniques dont on pourra l'accabler.
Et puis il y a Elina Garanca. Drapée
dans une robe turquoise, la jeune mezzo lettone semble s'amuser (après
tout que fait Dorabella ?), se rire des difficultés qu'elle doit
affronter dans la soirée, roule et articule ses consonnes pour mieux
envoyer balader ses voyelles, jongle avec les mots et les notes avec un
aplomb et une splendeur qu'on n'a pas l'occasion d'admirer tous les jours.
Des doutes, des certitudes, des réserves
et des enthousiasmes : certains reprochent à Chéreau d'éloigner
Così de l'esprit de son compositeur, mais a-t-on jamais vu
soirée plus mozartienne ?
Clément TELLIA