MOZART A LA POINTE SECHE
Créé en 2000 au festival
Ferrara Musica, cette production de Così fan tutte reprend
la route pour une mini tournée dans les villes de Ferrare, Modène
et Reggio Emilie (1).
Le décor est d'une grande simplicité
(il s'agit d'un spectacle qui doit tourner dans plusieurs théâtres
du nord de l'Italie) : un faux plancher sur lequel sont installés
deux lits ; sur le reste du plateau, quelques meubles ici et là
: armoire, bancs... Tout au tour de la scène, on retrouve les praticables
déjà utilisés par Ronconi pour le Viaggio et qui permettent
aux interprètes de chanter devant l'orchestre au gré des
situations.
La mise en scène repose une
fois de plus sur "le théâtre dans le théâtre"
: Despina disparaît dans la fosse à l'issue d'un air ; des
musiciens en frac accompagnent un chanteur sur scène le temps d'une
scène ; l'aimant du Dr Messmer est un triangle obligeamment prêté
par un instrumentiste ; Don Alfonso déjeune dans une avant scène
; les deux "Albanais" menacent de se suicider au milieu du parterre ; au
second acte, Claudio Abbado arrive avec ses interprètes en passant
par la scène avant de regagner la fosse en empruntant un escalier
composé de malles ; le bateau qui emporte Ferrando et Guglielmo
est un dessin sur un drap qui progresse le long d'une corde à linge,
etc.
Au milieu de toutes ces inutiles facéties,
difficile de croire au drame : Così n'est pas qu'une comédie,
or toute la mise en scène de Mario Martone reste au niveau de l'anecdotique,
apportant un effet de distanciation involontaire. Choix étonnant
de la part d'Abbado, maître d'oeuvre de ce spectacle : on peut supposer
qu'il aura préféré éviter de travailler avec
une forte personnalité théâtrale pour pouvoir modeler
lui-même ses interprètes, ce qui nous prive de la richesse
potentielle d'une semblable confrontation.
Ruggero Raimondi fait ici ses débuts
en Don Alfonso : a priori, l'idée de faire appel au Don Giovanni
le plus charismatique de ces 30 dernières années, était
intellectuellement intéressante : malheureusement, la direction
d'acteur n'explore pas cette piste et le grand Ruggero, plutôt que
de camper un double cynique et désabusé du séducteur,
se contente d'une incarnation sympathique mais moins originale, plus proche
de son Don Profondo du Viaggio a Reims.
Vocalement, Raimondi n'est plus que
l'ombre de lui-même : pas mal de notes instables trahissent une technique
qui a toujours été médiocre et que les moyens actuels
ne suffisent plus à compenser. Heureusement, le rôle n'est
pas trop difficile et l'artiste réussit à tirer son épingle
du jeu sans trop de casse. Relative déception donc, mais sans véritable
surprise ; notre plaisir est ailleurs, c'est celui d'avoir pu, par moments,
retrouver l'écho d'un âge d'or révolu.
A ses côtés, Daniela Mazzucato
est une Despina pétulante et qui brûle les planches : ses
interventions en médecin et en notaire sont astucieusement caractérisées
: voix grave complètement poitrinée dans un premier cas (avec
des sauts de registres cocasses en voix de tête), voix de tête
nasillarde pour le second. Vocalement, on sent quand même le passage
des ans, notamment à l'occasion du premier air de l'acte II, "Una
donna a quindici anni", dont les aigus lui posent quelques problèmes.
Toutefois, le couple avec Don Alfonso fonctionne très bien.
Nicola Ulivieri est un Guglielmo sympathique,
assez vert néanmoins : une émission un peu claironnante avec
une certaine insolence, une technique pas toujours accomplie (voilà
typiquement le genre de voix qui ne dure pas longtemps si elle aborde des
rôles trop lourds !). Le volume n'est pas impressionnant, mais suffit
dans l'acoustique favorable du lieu.
Charles Workman incarne Ferrando avec
les qualités et les défauts qu'on lui connaît : un
véritable engagement, une puissance supérieure à celle
de bien des ténors mozartiens actuels, mais aussi une tendance,
s'aggravant avec les années, au recours systématique à
la voix mixte dans l'aigu. Les changements de registres sont assez habilement
négociés, mais on retrouve dans les aigus ce gloussement
de poulet qu'on étrangle, assez caractéristique du chanteur.
Ces défauts sont un peu pénibles dans l'air de bravoure "Ah,
lo veggio" de l'acte II, habituellement coupé et ici rétabli
(sans coupures, la soirée dépasse les 3 heures de musique)
: certes, Workman l'aborde crânement et sans tricher, mais on est
loin des moyens nécessaires qui sont plutôt ceux d'un Rockwell
Blake à son zénith. Dans ces conditions, les deux ou trois3
hués qui l'ont accueilli aux saluts m'ont paru exagérées
au regard de l'investissement de l'artiste (2).
A ce stade de sa carrière et
compte tenu de sa notoriété, comment Claudio Abbado a-t-il
pu s'encombrer de Rachel Harnisch pour incarner Fiordiligi ? C'est un mystère.
Cette jeune et jolie chanteuse, qu'on pourrait croire encore au conservatoire,
n'a ni les moyens vocaux ni la technique pour aborder un rôle aussi
difficile. Le plus désagréable, c'est l'absence totale de
son dans le bas médium, ce qui l'amène, soit à poitriner
outrageusement les notes dans ses grands airs, soit à être
totalement inaudible quand elle se contente de détimbrer les notes
graves. Le haut médium est assez joli, les aigus sont bien couverts,
mais les suraigus posent aussi problème : la conclusion de "Come
scoglio" est d'ailleurs assez pitoyable. Dans ces conditions, inutile d'attendre
autre chose qu'une incarnation générique : cette jeune artiste
se concentre avant tout sur la partie vocale, avec le louable souci de
sauver les meubles.
Autre interrogation, le choix de Stella
Doufexis en Dorabella : cette fois, pas de problèmes vocaux (il
faut dire que le rôle est moins exigeant que celui de Fiordiligi)
mais quel manque de caractérisation ! Voilà une interprète
qui traverse la représentation en réussissant à passer
quasiment inaperçue...
Certes, il arrive que de tels rôles
soient parfois prétexte à des numéros de divas : l'opéra
e nest réduit à n'être plus qu'un écrin pour
quelques grands airs interprétés avec brio comme des pièces
de concert. Dans ces conditions, on peut comprendre que Claudio Abbado
ait pu choisir de faire appel à des chanteurs moins expérimentés,
dans le souci d'une interprétation plus proche de théâtre
avec une équipe rodée et motivée.
Mais il y a quand même des limites
! Comment peut-on d'un côté, auprès de stars du chant,
jouer les accompagnateurs de luxe pour l'enregistrement de récitals
aux programmes dignes d'une foire au jambon, et de l'autre accepter des
chanteurs à ce point insuffisants pour une représentation
scénique dont on maîtrise l'organisation de A à Z ?
Néanmoins, l'illustre maestro
fait des miracles au pupitre : bénéficiant d'instrumentistes
exceptionnels, Claudio Abbado cisèle la partition avec une précision
incroyable, faisant ressortir l'orchestration dans des détails inouïs
(aux deux sens du terme); ce raffinement n'est d'ailleurs jamais gratuit,
mais toujours lié à la situation dramatique : dans les airs
de Fiordiligi ou de Dorabella, c'est bien l'orchestre qui nous instruit
le mieux des sentiments des personnages. Ajoutez à cela une vivacité
incroyable, culminant notamment dans le finale du I pour lequel Abbado
impose à ces chanteurs de quitter la scène de tous côtés
en sautant littéralement par-dessus les meubles : orchestre, interprètes
et mise en scène, tout est ainsi au diapason et au service du théâtre.
Une réserve personnelle néanmoins
sur l'Orchestre de Chambre Malher : je dois avouer que j'ai un peu de mal
à apprécier pleinement cette sonorité, à mi-chemin
entre celle d'une formation d'instruments anciens et celle d'une phalange
symphonique traditionnelle ; je n'y retrouve ni la légèreté
de la première ni la somptuosité de la seconde, mais plutôt
un son un peu rêche, une couleur un peu trop uniforme qui finit par
lasser.
Au global, une bonne soirée
dont on sort avec la légère amertume d'une belle occasion
un peu gâchée.
Placido CARREROTTI
Notes
1. Deux
distributions alternent : si la première présente quelques
noms connus, la seconde est encore moins expérimentée.
2.
Une anecdote pour la route : en 1987, j'avais pu voir en ce même
théâtre une représentation de "Rigoletto" réunissant
Leo Nucci, Alfredo Kraus et Luciana Serra pour une seule soirée
; las ! Il s'agissait d'une production du Teatro Regio de Parme qui venait
de lui faire un triomphe exceptionnel (un témoignage en existe chez
Hardy Video) : pas assez bon pour Reggio ! Le public jaloux applaudissait
mollement, guettant sans résultat la faute chez les solistes ; de
dépit, le poulailler s'en prit à l'orchestre (de Parme) copieusement
et injustement hué. Depuis, je regarde chaque année le programme
de la saison et il aura fallu 17 ans pour que j'y trouve quelque chose
qui justifie que j'y revienne : et bien, ces messieurs font toujours les
difficiles et les airs ont été pratiquement tous accueillis
par un silence glacial ou par des "chut !" plutôt grossiers quand
quelques applaudissements se manifestaient.