Salzbourg à l'Opéra de Paris
ou quand la musique de Mozart se met elle-même
en scène...
Les opéras de Mozart ont toujours
exigé l'excellence en ce qui concerne la direction musicale, et
Cosi
peut-être plus encore que tout autre, en raison de l'extrême
complexité de son écriture : ensembles, duos, trios, arie
d'une grande difficulté - quasiment des airs de concert - travail
raffiné de l'orchestre (en particulier des vents et des bois).
La quatrième reprise de cette
production datant de 1996 avait de quoi séduire pour au moins deux
raisons : la présence au pupitre d'un chef mozartien de haut niveau,
Armin Jordan, qui nous avait offert une Clémence de Titus
et une Flûte enchantée admirables, et la présence
dans le rôle de Despina de la délicieuse Maria Bayo.
Certes, le reste de la distribution
ne comportait pas de "grands noms", on avait cependant applaudi à
Garnier Alessandro Corbelli en Dandini de Cenerentola, et, à
Bastille, Roberto Sacca en Almaviva du Barbier et Anja Harteros
en Micaela.
Certes, on avait vu et revu cette jolie
production, très classique, très esthétique, où
Naples avait pris le bateau pour Venise et où l'action se déroulait
dans des tonalités délicates et raffinées, dignes
de Tiepolo, de Canaletto, un peu mâtinées de Fragonard et
de Nattier, sublimement éclairées par un des plus grands
"maîtres en lumière" du moment : André Diot. Les précédentes
distributions nous avaient plus ou moins comblés, les directions
musicales de même, et l'on s'était parfois un peu ennuyés
à contempler ce ravissant spectacle un peu languissant voire fade...
Oui, mais voilà, la musique,
comme la vie, dont elle est le corollaire direct, est parfois faite d'une
étrange alchimie : ce qui n'avait guère "pris" lors des représentations
précédentes se met soudain en place comme par enchantement
: dès les premières mesures de l'ouverture, le miracle s'accomplit.
L'enchanteur Armin Jordan nous avait, une fois de plus, capturés
dans ses filets, en nous donnant à entendre Cosi comme rarement
cela avait été possible, et cela depuis fort longtemps. Les
ombres bienveillantes de Karl Böhm et de Jean-Pierre Ponnelle devaient
planer ce soir-là sur le Palais Garnier, tant tous les protagonistes
semblaient investis de ce charme inimitable qui n'appartient qu'au respect
absolu de l'oeuvre. "Tout est dans la musique", disait Berganza, qui fut
Dorabella, Chérubin, Sesto, comme bien peu pourront l'être
après elle.
En fait, Jordan démontra ce
soir-là de façon magistrale que la musique seule constitue
la véritable dramaturgie et qu'elle sculpte l'action, par ses silences
et ses élans, lui donnant la véritable pulsation, celle de
l'âme.
Rarement on aura entendu l'orchestre
de l'Opéra de Paris en un tel état de grâce, prodigieusement
attentif à la baguette de l'enchanteur, obéissant au doigt
et à l'oeil, nous donner de ce chef-d'oeuvre une lecture totalement
"concertante" avec une mise en relief extraordinaire de traits généralement
noyés dans des directions plus brouillonnes ou plus brutales. Une
grande précision alliée à une grande douceur, un rare
équilibre de tous les pupitres, avec les entrées délicatement
ciselées des bois et des vents, ensorcelantes, quasiment magiques,
nous valurent un charnel et extatique "Secondate aurete amiche" à
l'acte II et, sommet absolu, un "dialogue" inoubliable avec Anja Harteros
dans "Per pieta". Enfin, il ne s'agissait plus d'un morceau de bravoure
pour diva surmédiatisée, mais d'une véritable aria
d'introspection, chanteuse et orchestre baignant dans le même univers
harmonique, quasiment abstrait.
Dès lors, quelle importance
si la voix d'Anja Harteros n'est pas aussi pulpeuse, aussi "royale" que
celles d'autres interprètes prestigieuses comme Margaret Price,
Kiri Te Kanawa ou Renée Fleming. Ce n'est sans doute pas un mince
compliment que de dire que par moments on crut reconnaître l'instrumentalité,
la précision, la noblesse et le style d'une Schwarzkopf ou d'une
Stich-Randall, aux voix, certes, plus fines que celles des chanteuses précitées,
mais ô combien raffinées et respectueuses dans leur fidélité
absolue à la partition. Par ailleurs, n'oublions pas que la cantatrice
qui créa le rôle de Fiordiligi, la Ferrarese del Bene, chantait
par ailleurs Susanne...
Le reste de cette distribution, constituée
de musiciens accomplis, se révéla fort homogène, avec
une mention spéciale pour la Despina surprenante, très "second
degré" et superbement chantante de Maria Bayo et le don Alfonso
noir et machiavélique d'Alessandro Corbelli. Cette Despina-là,
réservée, noble, distante, directe héritière
de la Susanne des Noces, qui regarde avec un certain dédain
"quelle buffone" s'agiter, s'évanouir et s'éventer, et ce
don Alfonso un tantinet méprisant qui se rejouit du malheur des
quatre amoureux égarés, ne sont-ils pas les obscurs instruments
du destin, les précepteurs pervers de cette rude "école des
amants" que souhaitait le divin Mozart ?
Des deux "innamorati", c'est Roberto
Saccà qui se distingue en Ferrando, le Guglielmo de Russell Braun
paraissant moins à l'aise, plus en retrait. Aidé il est vrai
par la direction à la fois impérieuse et attentive d'Armin
Jordan, Saccà donna en particulier un superbe "Tradito, schernito",
qui nous fit regretter de ne pas l'avoir entendu dans le redoutable "Ah
lo veggio quest'anima bella", coupé comme c'est souvent le cas.
Enfin, la Dorabella accorte, charmante
et évaporée de la mezzo albanaise Enkelejda Shkosa, au beau
timbre sombre et chaud, pulpeux à souhait, constitua un parfait
duo avec la Fiordiligi racée d'Anja Harteros, promenant sa haute
et mince silhouette avec une grâce et un ennui aristocratiques du
plus bel effet.
En conclusion, les plus grandes soirées
ne se trouvent pas forcément où on croit les attendre, et
il suffit parfois d'un chef inspiré dirigeant des chanteurs amoureux
de la musique pour que le miracle s'accomplisse et que Paris devienne soudain
Salzbourg à sa grande époque...
Juliette Buch
Prochaines représentations
les 7, 10, 13, 20, 23, 26 et 28 juin 2003