"Les
intermittences du coeur"
Le bâtiment qui abrite depuis
1932 le San Francisco Opera est massif, austère, majestueux. Mais
l'accueil est chaleureux, la circulation fluide, l'organisation efficace.
Depuis 1956, Così fan tutte a été dix-neuf
fois programmé dans cette salle confortable et spacieuse. En 1960
et 1962, Schwarzkopf était Fiordiligi ; en 1970, Berganza était
Dorabella sous la baguette de Pritchard dans une mise en scène de
Ponnelle... Des noms dont on aime humer les traces.
Relevant le défi lancé
par un homme d'expérience, deux jeunes amoureux prennent le risque
de mettre la fidélité de leurs fiancées à l'épreuve.
Ils feignent de partir à la guerre. Revenus sous un déguisement,
chacun tente de séduire la fiancée de l'autre. Sous son aspect
léger, cet opéra bouffe s'avère une mécanique
complexe aussi bien sur le plan dramaturgique que musical. Considérée
à sa création comme "frivole, immorale et invraisemblable",
la comédie impertinente qui se joue ici en une seule journée
nous apparaît aujourd'hui comme une démonstration implacable
mais indulgente. Au-delà de l'inconstance, ne traite-t-elle pas
en fin de compte des illusions des amants, bien souvent dupes avant tout
d'eux-mêmes ?
Alexandra Deshorties (Fiordiligi),
Nathan Gunn (Guglielmo),
Richard Stilwell (Don Alfonso),
Paul Groves (Ferrando),
and Katherine Rohrer (Dorabella)
© DR San Francisco Opera
Une fois la délicieuse ouverture
exécutée un peu platement par l'orchestre, le rideau se lève
sur un décor d'opérette : un grand hôtel au bord de
la Méditerranée.
Le charme, très "années
Proust", de la villégiature balnéaire nous entraîne
dans un Così enjoué, léger, tout en finesse... Tapis
verts de casino, femmes de chambres accortes en bonnets tuyautés
et tabliers blancs, armada de grooms prêts à bondir au moindre
signe, parasols, maillots de bains à rayures, chaises longues, bateaux
à voile qui tanguent en douceur dans le lointain : "Soave sia il
vento" ! Nostalgie de la séparation, balancement de la navigation,
badinage, sensualité... À la fois fluide et précise,
la mise en scène de Condemi laisse les chanteurs évoluer
en souplesse. La Première guerre mondiale est évoquée
en arrière-plan de manière ludique. Fiordiligi et Dorabella
sont à croquer en infirmières de la Croix-Rouge. Quelques
gags ajoutés (sans excès) dans les récitatifs font
beaucoup rire. En particulier un électrochoc administré par
Despina aux deux fiancés travestis en malades. Au deuxième
acte, Guglielmo et Ferrando en grand uniforme, avec toques et brandebourgs,
deviennent de séduisants soldats albanais auxquels nulle femme ne
saurait résister.
La connivence entre les deux soeurs,
la complicité malicieuse entre Alfonso et Despina, la franche et
joyeuse camaraderie entre les jeunes gens, la montée irrépressible
du désir entre les nouveaux couples transparaissent sans aucune
surcharge gestuelle inutile. Airs, duos, trios, quatuor, sextuors s'imbriquent
tout naturellement avec l'action, laissant s'exprimer toute la beauté
du chant.
Katherine Rohrer (Dorabella), Frederica
von Stade (Despina),
and Alexandra Deshorties (Fiordiligi)
© DR San Francisco Opera
Avec ses aigus brillants et ses graves
bien assis à l'extrême de sa tessiture, la soprano Alexandra
Deshorties est une excellente Fiordiligi. Déjà appréciée
dans ce rôle notamment à Aix et à Paris au TCE il y
a quelques années, la chanteuse est attachante. Dans "Come scoglio
immoto resta", son air de femme intouchable (la chute n'en sera que plus
délicieuse...), elle fait preuve d'un beau tempérament, d'autant
plus qu'elle parvient aussi à faire passer un humour au second degré,
aussi bien dans les mots que dans la parodie de pathos musical, de toute
évidence voulue par Mozart.
Avec beaucoup d'aisance et de souplesse
vocale, la mezzo-soprano Katherine Roher campe une Dorabella frivole et
sexy. Après un début quelque peu retenu, le ténor
Paul Groves nous donne "Un aura amorosa" élégiaque à
souhait. Le reste de la distribution est très équilibré.
Nathan Gun est un Guglielmo de charme particulièrement excellent
dans son air "Donne mie la fate a tanti ". Bien que peu chantant, Richard
Stilwell, dont la voix ne porte guère, déploie néanmoins
l'autorité qui sied à un Alfonso aux cheveux blancs. Il forme
avec la populaire mezzo Frederica Von Stade une paire efficace pour tirer
les ficelles et mener l'action tambour battant. Celle-ci (une habituée
de longue date du SFO affectueusement surnommée Flicka) est une
Despina d'âge mûr. Ce qui ne l'empêche pas de se montrer
malicieuse, drôle, et piquante comme il se doit...
En dépit d'une direction d'orchestre
assez molle et peu précise, toute la grâce mozartienne est
au rendez-vous.
Brigitte CORMIER