La présence
de Plácido Domingo à l'affiche de cette Dame de Pique
constituait à elle seule l'un des événements majeurs
de la saison russe du Châtelet. Hélas, le ténor, souffrant,
a dû annuler sa prestation. Pour la majorité des spectateurs
venus entendre la star, le déplacement valait-il encore la peine
? L'immense ovation du public à la fin du concert ne laisse aucun
doute sur la réponse.
Valery Gergiev est sans conteste le
grand triomphateur de cette matinée. Soucieux des détails,
de la moindre nuance, de la virulence des passions qui animent les personnages,
il a conduit ses troupes avec une maîtrise exceptionnelle, nous offrant
une interprétation fulgurante du chef-d'oeuvre de Tchaïkovski.
L'homogénéité et la concentration rare des instrumentistes,
le professionnalisme exemplaire des choeurs (les femmes sachant alterner
leur partie et celle des jeunes garçons avec autant de conviction),
ont largement contribué au succès de l'entreprise.
Le plateau des solistes n'était
pas moins remarquable. Saluons tout d'abord leur connaissance de l'oeuvre
: laissant leurs partitions au vestiaire, ils ont pu donner libre cours
à leurs qualités d'expression théâtrale devant
les chaises disposées à l'avant-scène.
Parmi les nombreux seconds rôles,
oublions la gouvernante désagréable d'Olga Markova-Mikhaïlenko,
et citons les délicieux compères Oleg Balashov et Mikhaïl
Petrenko, respectivement Tchekalinski et Sourine, taquins, inquiétants
et unis comme le requièrent leurs personnages ainsi qu'Alexandre
Timchenko, qui prêtait sa belle voix au maître de cérémonie.
Quant à Macha, la femme de chambre de Lisa, elle était campée
par une soucieuse Svetlana Volkova.
Fort heureusement Olga Trifonova n'avait
que la courte partie de Chloé dans la pastorale de l'acte II à
chanter ; malgré tout il a fallu encore subir, comme pour la Reine
de Chemaka du Coq d'Or, ses aigus criards et son timbre aigrelet.
Albert Schagidullin, qui avait un peu
déçu dans l'oeuvre de Rimsky-Korsakov, nous a offert un Prince
Eletski d'une grande noblesse, avec une voix puissante et expressive, capable
de traduire avec conviction les tourments de l'amour passionné et
ceux de la jalousie. L'autre baryton de l'oeuvre, le comte Tomski, était
interprété par le solide Nikolaï Putilin, dont les deux
ballades nous ont particulièrement ravis.
Très belle prestation d'Ekaterina
Sementchouk : cette frêle contralto au timbre séduisant a
exécuté les romances de Pauline et de Daphnis avec une élégance
rare et un art vocal accompli.
Katarina Dalayman est sans conteste
une Lisa proche de l'idéal : sa voix ample, chaleureuse, envoûtante,
d'une tessiture étendue et homogène jusqu'à l'aigu,
rayonnant, lui a permis d'incarner avec justesse cette jeune fille touchante
qui découvre la passion avant d'être confrontée à
la trahison et aux affres du désespoir.
(Katarina Dalayman)
La Comtesse est habituellement distribuée
à des chanteuses renommées en fin de carrière pour
leur permettre de briller encore une fois à la scène. Elena
Obraztsova ne fait pas exception à la règle : oublions l'émission
parfois précaire, la justesse approximative et le vibrato largement
déployé et ne retenons que la musicalité préservée
et la présence inouïe de cette grande dame de l'école
russe, qui incarne le rôle-titre, clé de l'ouvrage, avec une
intensité dramatique peu commune. Il fallait la voir en vieillarde
parkinsonienne, à bout de force, s'appuyer sur le garde-fou du chef
afin de tenir debout et mimer sa mort d'une manière saisissante,
sur une simple chaise !
Vladimir Galouzine avait la lourde
tâche de remplacer Plácido Domingo : s'il n'a pas tout à
fait renouvelé son extraordinaire prestation de la Bastille en 1999,
il demeure un Hermann tourmenté à souhait et en proie à
ses démons. Cependant, même si ce rôle est plus conforme
à sa tessiture de baryténor que ses récents emplois
pucciniens, il ne peut cacher une altération précoce de ses
moyens vocaux que trahissent des attaques par en-dessous assez détestables
ainsi que des difficultés à maintenir une stabilité
d'émission constante. Cela est fort regrettable pour un chanteur
encore jeune et qui sait malgré tout mieux que quiconque s'affirmer
dans de nombreux rôles dramatiques.
Il faut croire qu'Euterpe veillait,
tout au long de cet après-midi du 26 janvier 2003, sur les protagonistes
de cette somptueuse réalisation musicale dont le grand artisan,
on l'a dit, est le maestro Gergiev. Réjouissons-nous de la diffusion
prochaine de ce concert prévue le 8 février 2003 sur France-Musiques.
Jean-Bernard Havé
& Christian Peter