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TOULOUSE
05/02/2008
Raina Kabaivanska (La Comtesse) et Barbara Haveman (Lisa)
© Patrice Nin
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
LA DAME DE PIQUE
Opéra en trois actes
Livret de Modeste Tchaïkovski
inspiré de la nouvelle d’Alexandre Pouchkine (1890)
Nouvelle production
Mise en scène, Arnaud Bernard
Décors, Alessandro Camera
Costumes, Carla Ricotti
Lumière, Patrick Méeüs
Chorégraphie, Gianni Santucci
Tchekalinski : Vladimir Solodovnikov
Sourine : Balint Szabo
Hermann : Vladimir Galouzine
Le comte Tomski / Plutus : Boris Statsenko
Le Prince Eletski : Vladimir Chernov
La comtesse : Raina Kabaivanska
Lisa : Barbara Haveman
Pauline / Daphnis : Varduhi Abrahamyan
La gouvernante : Carolin Masur
Macha / Chloé : Elena Poesina
Le maître de cérémonie : Antoine Normand
Tchaplitski : Martin Mühle
Narumov : Kyung Il Ko
Chœurs et maîtrise du Capitole
Direction, Patrick Marie Aubert
Orchestre National du Capitole
Direction musicale, Tugan Sokhiev
Toulouse, ce 5 février 2008
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Fatalitas !
Mettre en musique le livret rédigé par son frère
à l’intention d’un autre compositeur
d’après la nouvelle La dame de pique, de Pouchkine, ne séduisait guère Tchaïkovski.
Pourtant, quand il finit par s’y intéresser, il composa
dans une sorte de fièvre, comme s’il s’impliquait
dans l’histoire de cet homme dont le comportement suscite les
commentaires, voire les sarcasmes de son entourage.
Hermann côtoie par son grade d’officier un monde
d’aristocrates où il reste en marge car sa pauvreté
ne lui permet ni de s’adonner comme eux au passe-temps par
excellence de ceux qui ont des fortunes à perdre, le jeu, ni de
prétendre à la main de la jeune fille noble dont il
s’est violemment épris. La solution, un enrichissement
soudain, relève du fantasme exaspérant.
Or voici que son camarade Tomski raconte l’histoire d’une
vieille femme qui détiendrait le secret de cartes gagnantes.
Cela suffit pour faire naître en Hermann la volonté
irrépressible d’obtenir qu’elle lui
révèle, de gré ou de force, la clé de la
fortune autour du tapis vert. L’être marginal et maladroit
découvert (premier tableau) va alors se muer en séducteur
insinuant (deuxième) puis en quémandeur insistant avant
d’être menaçant (quatrième tableau). La mort
de la comtesse sonne-t-elle le glas de son rêve ? Soit que
sa raison vacille, soit que le surnaturel se manifeste, il croit voir
la défunte venue lui révéler le secret
(cinquième tableau). Dès lors plus rien ne compte, et
surtout pas les prières de la jeune fille qu’il a
séduite et qui veut l’arracher à son obsession.
L’abandonnant à son désespoir (sixième
tableau) il court vers la fortune, dont la dérobade finale
l’amène à se suicider (septième tableau).
Vladimir Galouzine (Hermann)
© Patrice Nin
Las, dans le spectacle présenté au Capitole,
cette évolution, la mise en scène et la
scénographie la rendent malheureusement impossible en enfermant
le héros, dès l’introduction orchestrale, dans la
situation d’un aliéné. Ses prostrations, ses
déambulations ressassées, son air absent font de lui ou
un grand dépressif ou un malade mental. Si l’on ajoute les
partis pris de la scénographie qui avec des murs hauts comme des
parois vertigineuses deviennent des fosses où Hermann se cache
en tournant le dos au monde ou bien gît prostré, les choix
du metteur en scène d’animer cet espace de foules se
mouvant brusquement, voire mécaniquement, (peut-être pour
rendre sensibles les perceptions d’Hermann ?),
l’écart entre les propositions et les situations
mentionnées dans le livret, on en vient à douter
sérieusement de la pertinence de cette conception.
C’est de ce point de vue une grande déception, car souvent
ce qui est donné à voir ne va ni avec ce qui est
prévu par les didascalies, mais cela se fait souvent, ni avec le
texte chanté, ce qui est plus grave, comme par exemple dans le
duo Lisa-Hermann de l’acte un où le choix initial
d’enfermer Hermann dans son déséquilibre prive la
scène de son caractère d’assaut sensuel qui a fait
souvent parler, à juste titre, de réminiscences de Don
Giovanni. Quand au décor du sixième tableau, censé
se dérouler au bord de la Neva, il faut un moment pour
comprendre que ces latrines sont en fait des douches où la
malheureuse Lisa ira se suicider ; il est probable que la force
symbolique nous aura échappé.
Un dernier mot à propos du traitement de
l’intermède dans le troisième tableau ; nous y
avons vu une régurgitation du procédé mis en
œuvre par Peter Konwitschny à Vienne dans un Don Carlos
décrié (repris l’an passé à
Barcelone). La scène censée représenter le
rêve petit-bourgeois de Hermann dans lequel il s’immerge
pendant le bal costumé ne nous convainc pas, d’abord parce
que c’est à la « grandeur » sous ses
formes matérielles qu’il aspire, ensuite parce que le saut
chronologique dans un intérieur russe des années 1970 est
gratuit, enfin parce qu’elle est surtout un moyen
d’escamoter la difficulté de représenter cette
pastorale, spectacle dans le spectacle. Dans un théâtre
comme le Capitole, doté d’un excellent corps de ballet, on
ne peut que regretter cette dérobade, qui réveille la
nostalgie du spectacle du Kirov lors de sa tournée de 1995.
D’autant que pour parler des autres ressources de la maison, son
orchestre labellisé national, son chœur et sa
maîtrise, elles sont splendidement exploitées. Dès
l’introduction orchestrale, on perçoit une vibration
proprement organique qui fait de la fosse non le lieu où une
réunion d’instrumentistes accompagne le déroulement
d’une action dramatique mais un ensemble vivant, protagoniste
à part entière. C’est une voix susceptible de
gronder, de moduler, de soupirer qui se mêle à celles des
personnages, c’est un chant polyphonique ou individué, aux
couleurs intenses ou subtiles, c’est l’équivalent du
chœur antique, à la fois témoin et partie, qui
révèle l’âme des participants. Tugan Sokhiev,
on ne peut en douter, est le maître qui insuffle cette animation
et en suscite le rythme, avec une énergie implacable qui
soulève et laisse pantelant, sans pourtant que la puissance
sonore excède les besoins expressifs et devienne une ennemie des
chanteurs.
Vladimir Galouzine (Hermann) et Barbara Haveman (Lisa)
© Patrice Nin
Il faut dire qu’en termes de puissance Vladimir Galouzine
ne craint pas grand-chose ; c’est l’impression
dominante qu’il impose d’emblée ainsi que la preuve
de son talent d’acteur. Son Hermann fait penser à
l’innocent de Boris, dans la première scène
où les enfants lui tournent autour ; il maintiendra sans
faiblir sa vaillance vocale et le comportement de semi autiste voulu
par la mise en scène qui nous a probablement privé, parce
que le personnage n’évolue pas, d’une prestation
encore plus exceptionnelle.
S’il domine le plateau masculin, ce n’est pas pour autant
que ses partenaires soient inférieurs à leurs
rôles, loin de là. On remarque Martin Mühle et Kim Il Ko dans les petits rôles de Tchaplistki et Narumov, ainsi que Vladimir Solodovnikov en Tchekalinski. Balint Szabo, naguère moine et Sparafucile in loco dans les Don Carlo et Rigoletto maison, prête sa voix de bronze à Sourine. Dans le double rôle de Tomski et de Plutus Boris Statsenko se révèle à son aise bien plus que dans son Figaro de 1998. Vladimir Chernov est pour sa part élégant et sensible comme le personnage d’Eletski le requiert.
Elena Poesina,
sacrifiée par la mise en scène qui la dissimule dans une
loge d’avant-scène pour chanter Chloé, parvient
pourtant à en communiquer le charme et la fraîcheur.
Carolin Masur prête sa haute taille à la gouvernante
soucieuse de bonnes manières dont les bas rouges pourraient bien
trahir quelque démon caché. Barbara Haveman,
beaucoup plus convaincante que dans sa récente Elvira, est
très juste d’attitudes, même s’il nous semble
que l’excitation sensuelle éveillée en elle par
Hermann n’est pas suffisamment manifestée, mais
c’est la conception du personnage de Hermann qui détermine
le sien, plus proche d’une mère que d’une amante.
Elle a la douceur du personnage tout en lui donnant une
intensité expressive qui culmine dans la scène au bord de
la Neva.
La dame de Pique, l’ancienne « Vénus moscovite », a le maintien noble de la belle Raina Kabaivanska
qui porte avec une élégance superbe ses soixante quatorze
ans. Certes, pour elle comme pour nous tous le temps est passé
sur sa voix – sans quoi elle ne pourrait pas aujourd’hui
chanter la comtesse, qui reste encore bien grave pour elle par moments
– mais son art d’interprète est toujours
infaillible. Quand, ôtés le corset et la perruque dont ses
servantes la dépouillent, elle devient une vieille femme presque
chauve marchant avec peine, la composition saisit tant qu’on
oublie d’admirer. Et le chant crépusculaire de la romance
de Grétry acquiert une force bouleversante parce que c’est
un soleil à son couchant qui lance ses derniers feux pour
nous… Merci, Madame.
Le dernier chœur a cappella
qui clôt l’œuvre confirme l’excellente
préparation des forces permanentes du Capitole,
ovationnées aux saluts. Triomphe général, avantage
à l’applaudimètre pour Vladimir Galouzine,
jusqu’à l’apparition de Tugan Sokhiev qui ravive
l’enthousiasme ! Son coup d’essai à
l’opéra dans la fosse du Capitole a été un
coup de maître !
Maurice SALLES
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