"... cette voix attaquait si vivement
son âme qu'il laissa échapper de ces cris involontaires arrachés
par les délices convulsives trop rarement données par les
passions humaines." (Balzac, Sarrasine)
La démarche un rien chaloupée,
le sourire conquérant, David Daniels s'avance et dévisage
avec curiosité les spectateurs du premier rang. Une réputation
de bête de scène précède la superstar des contre-ténors
qui fait courir toute l'Amérique et triomphe à Munich, Paris
ou Amsterdam (Giulio Cesare en novembre dernier avec Marc Minkowski). Sa
présence est indéniable, avant même qu'il n'ouvre la
bouche. Le programme débute par une rareté, sublime : Stille
amare (larmes amères), extrait de Tolomeo.
Écrit dans l'étrange tonalité de si bémol mineur,
cet arioso développe une brève et saisissante évocation
de l'agonie du roi, irréversible (aucune reprise) et ponctuée
par l'alternance agitée des pizzicati et des archets, jusqu'à
l'ultime soubresaut : in seno la morte a... (dans ma poitrine, la mort...),
où les instruments se taisent et la voix expire dans un climax redoutablement
efficace. Il faut être sacrément sûr de soi pour se
lancer, à froid, dans une page aussi exigeante. Or, David Daniels
captive dès les premiers mots et anime le récitatif avec
un sens dramatique et une intuition musicale confondante ! Tout est immédiatement
et parfaitement en place : la ligne, fabuleuse de tenue, le vibrato généreux,
mais contrôlé, la variété des inflexions et
le dosage de l'émission qui épousent les moindres nuances
du texte. Je connais plus d'un mélomane, réticent ou même
allergique aux falsettistes, dont les préventions disparaissent
quand David Daniels chante. Ils oublient la particularité vocale
et admirent le musicien, un artiste suprêmement doué et totalement
impliqué dans ce qu'il chante. Comment, d'ailleurs, penser au "fausset"
plombé de péjoration, lorsqu'on entend ce timbre chaleureux
et sans la moindre aigreur, cet aigu de miel ?
Dans la célèbre aria
de Giulio Cesare : Se in fiorito ameno prato, le chant de Fabio Biondi
répond aux envolées lyriques du contre-ténor et nous
convie à un duel et duo amoureux plein de verve. Pour un peu nous
prendrions à rêver qu'un artiste de sa trempe soit toujours
invité à accompagner César dans cette déclaration
passionnée, mais Biondi se charge de nous rappeler à la dure
réalité en gâchant la fin de l'aria par un coup d'archet
gratuit et du plus mauvais goût. Une note surajoutée comme
pour dire : "J'ai gagné !" ou : "c'est quand même moi qui
mène la danse !" et voler ainsi la vedette au chanteur. Les pages
purement instrumentales de la soirée n'offrent guère de surprise.
L'Europa Galante est loin de son idiome naturel avec l'ouverture de Rodrigo
(Haendel) : faute de moyens (une quinzaine d'instrumentistes), de vigueur
et de style, elle nous sert un divertissement chambriste plutôt qu'une
grande suite dans le goût français. Dans Vivaldi et Corelli,
l'ensemble retrouve sa griffe, soudé autour de son mentor (que de
sourires et d'oeillades complices !), pareil à lui-même :
narcissique et capricieux, Biondi est toujours ce poète fantasque
et inégal, capable du meilleur (des images inouïes servies
par un art du cantabile unique et une morbidezza presque vocale) comme
du pire, sacrifiant alors aussi bien l'esprit (effets et ornements incongrus,
sinon vulgaires) que la lettre (nombreux dérapages). La technique
éblouissante, la justesse et la sonorité transparente de
Giuliano Carmignola demeurent un antidote indispensable aux agaceries et
à la désinvolture de Biondi.
Si sa vocalisation manque parfois de
netteté, David Daniels affronte avec un aplomb réjouissant
la fameuse aria di tempesta tirée de Partenope : Furibondo spira
il vento, conclusion idéale avant l'entracte. Le motet de Vivaldi,
Longe mala, umbrae, terrores RV 629, n'a rien à envier aux airs
d'opéra donnés en première partie. Éclipsé
par le Stabat Mater ou le Nisi Dominus dont David Daniels donnera deux
extraits en bis (respectivement le largo initial et le Sicut Sagittae),
c'est pourtant une pièce splendide qui constitue, d'ailleurs, le
principal intérêt de l'album que viennent d'enregistrer les
mêmes interprètes chez Virgin Classics (V. critique
dans rubrique disques). Je n'ai encore rien dit de l'attitude physique
du chanteur, de l'extrême mobilité du visage et du corps,
notamment dans les traits virtuoses (allegro initial du motet), mais pas
seulement : tout son corps semble tendu, concentré sur la production
et la transformation du son, matière vivante, fluide et frémissante,
"souple comme un fil auquel le moindre souffle d'air donne une forme, qu'il
roule et déroule, développe et disperse" (Balzac). Dans le
largo ("Descende, o Coeli vox"), au gré de mélismes d'une
beauté subjugante, son mezzo langoureux et tendre, encore plus sensible
qu'au disque, exauce la prière du fidèle : "Descends sur
nous, ô voix du ciel, inonde-nous, écarte de nous les chagrins",
extase fugitive.
___________
notes
Gloria Banditelli nous avait
déjà révélé ce chef-d'oeuvre en compagnie
de l'Europa Galante (Opus 111) sur un disque qui, parmi d'autres précieuses
découvertes (duetti du Muzio Scevola et d'Imeneo, arie de Berenice
et d'Il Parnasso infesta), nous offrait également en première
mondiale un duo tiré du même Tolomeo (Sandrine Piau y rejoint
le mezzo italien). A l'écoute de ces pages superbes et originales,
on a du mal à comprendre que cet opéra composé pour
les étoiles du chant haendélien - le castrat contralto Senesino
et les "rival queens", Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni - n'ait pas
été remonté, alors qu'une úuvre sans grand intérêt
comme Silla a bénéficié d'une recréation scénique
et d'un enregistrement intégral. Le disque nous privait du recitativo
secco et d'un très bel accompagnato (Inumano fratel, barbare madre
!Ö Ma tu, consorte amata) qui précède la mort de Tolomeo.
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