Dawn Upshaw
appartient à cette race de chanteuses qui font voler en éclats
l'image traditionnelle de la Diva compassée, une main négligemment
posée sur le piano, débitant un programme convenu de mélodies
célèbres... Dotée d'une présence indéniable,
la cantatrice américaine occupe tout l'espace scénique et
incarne non seulement avec sa voix mais aussi son corps les personnages
de chaque mélodie comme autant de mini-opéras. On pense immanquablement
à la regrettée Cathy Berberian, avec laquelle elle partage
en outre cette curiosité qui la pousse à explorer, loin des
sentiers battus, des territoires peu fréquentés et cette
versatilité qui lui permet de paraître chez elle dans les
répertoires les plus divers. Véritable "bête de scène",
elle s'intègre aussi bien à l'univers théâtral
d'un Bob Wilson qu'à celui de Peter Sellars. Il n'est dès
lors guère étonnant que de nombreux compositeurs lui confient
la création de leurs ouvrages. Citons pour la seule année
2000 : L'Amour de loin de Kaija Saarihao à Salzbourg et El
Niño de John Adams au Châtelet.
Est-ce le souvenir de cette récente
prise de rôle qui lui a donné l'idée de ce programme
subtil, axé essentiellement sur le double thème de la nativité
et de l'enfance ?
Des trois Wolf qui ouvrent la soirée
se détache l'admirable Auf eine Christblume I, qui sollicite
beaucoup l'aigu, au demeurant impeccable, et annonce comme en pré-écho
le propos des cinq mélodies qui suivent.
Trop rare au concert - et au disque
- "Das Marianleben" d'Hindemith, sur des textes de Rilke, que Glenn Gould
considérait comme le plus grand cycle de lieder jamais écrit,
permet à la chanteuse de montrer toutes les ressources d'une voix
longue et expressive. L'Annonce aux bergers, grande mélodie
à la tessiture ample et aux affects variés, culmine sur un
aigu forte de toute beauté. Le timbre, tour à tour pathétique
(Pietà) ou nimbé de tendresse (Marie apaisée
par le Ressuscité), exerce une séduction immédiate.
La cantatrice donne de ces extraits une interprétation captivante,
et l'on se prend à rêver qu'elle en grave un jour l'intégrale.
Tandis que la salle est encore sous
le coup de l'émotion, Dawn Upshaw a déjà changé
de registre avec les chansons populaires hongroises de Bartòk où
rythmes saccadés succèdent aux ballades rêveuses et
nostalgiques, pour s'achever sur un air de danse chaloupé.
La seconde partie juxtapose deux visions
bien différentes du monde de l'enfance. Des extraits du "Knaben
Wunderhorn" de Mahler, on retiendra l'émouvant Ich ging mit Lust,
exécuté avec une ligne de chant somptueuse et des piani
impalpables, et l'art avec lequel la cantatrice passe du poignant Das irdische
Leben au désopilant Lob des hohen Verstands émaillé
de "coucous" stridents et de "hi han" nasillards à souhait !
Les "Enfantines" de Moussorgski,
enfin, sont prétexte à un véritable "show". La chanteuse,
qui prend la peine de traduire, non sans humour, chaque lied, explique
à quel point le musicien tenait à ce que l'interprète
sache prendre une voix d'enfant. De l'enfant Upshaw prend non seulement
la voix, mais aussi les grands yeux étonnés, la moue boudeuse,
les gestes maladroits... Elle incarne au passage la nourrice, puis la maman
avec des timbres parfaitement différenciés. Tout en chantant
Sur
le dada, elle enfourche un bâton imaginaire, tombe, se lamente,
et reprend sa chevauchée effrénée autour du piano,
déchaînant l'enthousiasme d'un public conquis par cette prestation
réellement ébouriffante.
Imperturbable, Gilbert Kalish offre
à sa partenaire un accompagnement raffiné et toujours en
situation qui n'appelle que des éloges, en particulier dans la partie
pianistique si périlleuse du dernier cycle.
Trois bis viennent conclure
un programme déjà abondant : une mélodie d'Osvaldo
Golijov et le magnifique Er ist's de Schumann (extrait de L'Album
pour la jeunesse) précédés d'une inattendue "cabaret
song" (Amor, de William Bolcom), comme l'annonce la cantatrice qui
se métamorphose soudain en "reine de Broadway", la voix canaille,
le déhanchement coquin, ponctué d'oeillades complices à
souhait.
Étonnante Dawn Upshaw ! Rares
sont les artistes qui possèdent à un tel degré ce
charisme, cette imagination, cette joie évidente et communicative
de chanter, et de faire découvrir et aimer les répertoires
les plus inattendus.
Christian Peter