Par ce
dimanche brumeux, l'on consent à peine à sortir, trop occupé
que l'on est à se prélasser dans la chaleur de son appartement.
L'on ne se résout à s'extirper de cette douce torpeur que
pour aller au récital Purcell/Charpentier/Rameau de Patricia Petibon.
Billet en poche, l'on piétine quelques minutes devant l'entrée
de la belle chapelle baroque du lycée Ampère... L'artiste
est malade entend-on ! Qu'importe, elle chantera tout de même après
une brève annonce. A peine entré sous le trompe-l'oeil élancé
de la nef, la nouvelle tombe, cinglante : Patricia Petibon ne chantera
pas... Danielle de Niese qui prépare à deux pas de là
sa prochaine Poppée sous la houlette directive de William Christie
arrive cependant à la rescousse. Danielle de Niese sauve le concert...
Merci Danielle de Niese !
Passée cette première
stupeur, l'on découvre le nouveau programme, concocté à
la hâte, sur un coin de clavecin quelques heures auparavant. Chacun
a voulu apporter un morceau connu de son répertoire. C'est tant
mieux et c'est au moins, dans de telles conditions et faute d'une préparation
soutenue, un certain gage de sécurité.
Les Folies Françoises jouent
ici en petite formation, cinq parties à peine lorsque tout l'effectif
est "déployé", et cela donne à chacun un statut de
soliste. La sonorité chambriste est réjouissante, le son
pourtant touffu, sans que la légèreté ne soit jamais
prise en défaut. Sans parler d'un "Music for a while" ascétique,
simplement soutenu par un continuo à la fois resserré et
parfaitement éloquent, il faut reconnaître à cette
option une clarté qui, dans les airs d'opéras surtout, permet
d'une rare manière d'entendre (enfin) toutes les parties intermédiaires
de l'orchestre. Chacun se jette à corps perdu dans ce combat déjà
gagné par sympathie, et si l'oreille vétilleuse pourra relever
ici et là des intonations douteuses au violon de Cohen-Akenine par
exemple (le début de "Rejoice greatly" est pour le moins... grinçant),
force est de reconnaître que la fébrilité de la mise
en place du programme confère à chaque note une urgence,
un dramatisme puissant, un feu qui réchauffe pour quelques instants
l'assemblée engourdie.
Danielle de Niese pose d'autres problèmes.
La préparation vocale est d'une technicité évidente,
les difficiles vocalises de Messiah et de Giulio Cesare sont
assurées avec un aplomb sidérant, détaillées,
disséquées sans afféterie et sans le moindre savonnage
surtout. Elle donne même à son troisième air de Nérine
des Paladins un galbe magnifique, une courbure harmonique délicate,
des effets sans ostentation qui sont du très grand art chez une
chanteuse si jeune (elle n'a encore que 24 ans, rappelons-le). Danielle
de Niese chante avec un naturel confondant, avec son coeur, sans tricher
et son "Piangerò" noie l'auditoire d'une tristesse nimbée,
dans un délicat état d'empathie que ne peut causer que la
plus infinie justesse de ton. De la même manière, son second
air de Messiah joue d'un sentiment de foi rayonnante, d'imprécation
vécue que l'on n'a guère l'habitude d'entendre porté
à un tel degré "dogmatique" sur scène. Cependant,
la voix reste bien verte, ouverte, juvénile dirons les optimistes,
adolescente dirons les autres ; l'aigu des cadences témoigne même
d'une acidité certes assumée, mais qui dérange invariablement
et la couleur générale de la voix, surtout, prive ses personnages
(Cléopâtre surtout) d'un certain poids dramatique. Le recours
aux tenues droites enflées vers une vibration très contrôlée
sent la recette d'écolière studieuse, et le contrôle
lui-même n'est pas toujours exempt de quelques fêlures. Le
volume n'est pas en cause, ni surtout, on l'a dit, la sincérité
de l'artiste, son investissement et sa compréhension des textes
chantés (Cléopâtre aura rarement été
aussi fine mouche et son "Da tempeste" vaut bien celui d'artistes de renommée
internationale, fourvoyées dans ce répertoire). Mais l'on
sent que ce diamant à peine sorti de sa gangue et que l'on devine
de la plus belle eau, nécessite d'être encore longuement travaillé
et poli au risque de devoir pâlir encore face à des verroteries
mieux apprêtées.
Un concert attachant cependant, traversé
d'une électricité palpable, où chacun joue le jeu
d'un investissement au-delà de ses propres limites. Un concert aux
lourds affects, une représentation très juste de l'âme
humaine dans une musique d'exception, et le sentiment pénétrant
qu'un grand talent est en train d'éclore.
Benoît BERGER