Un piano qui chante
Karine Deshayes, lauréate
du Concours des Voix Nouvelles 2002 (qui, rappelons-le, avait déjà
révélé des personnalités telles que Natalie
Dessay et Alexia Cousin) n'avait pas participé au concert final
à l'Opéra de Lausanne, retenue qu'elle était par des
engagements précédemment pris. Il était donc intéressant
d'entendre celle qui remporta la compétition. Après deux
ans de carrière, l'intérêt de ce concert ne pouvait
qu'en être renforcé.
Un récital musicalement intéressant,
même s'il comportait des oeuvres d'une importance relativement mineure
par rapport à l'immense catalogue de la mélodie. A commencer
par les poèmes de Stéphane Mallarmé (Soupir
et Placet futile), mis en musique aussi bien par Ravel que par Debussy.
Dans les interprétations offertes par la mezzo française,
les versions de Debussy semblaient mieux s'adapter à la prosodie
de Mallarmé. Comme si Debussy avait, mieux que Ravel, compris le
sens, le son des mots. Mais si la prononciation française de Karine
Deshayes est irréprochable, on reste néanmoins un peu sur
sa faim, probablement à cause de l'herméticité des
poèmes de Mallarmé. Ces premiers chants révèlent
une voix bien timbrée et admirablement conduite, mais qui pourtant
accuse souvent quelques duretés.
Dans les lieder de Brahms,
l'attention au chant est peu à peu détournée par l'accompagnement
du piano. Auf dem Kirchhofe révèle soudain la formidable
présence de la pianiste Hélène Lucas qui prend
le pas sur la chanteuse. Non pas qu'elle couvre le chant de Karine Deshayes,
mais son jeu accentue soudain les respirations du poème de Detlev
von Liliencron. Une présence musicale qui libère, mieux que
le texte chanté, le potentiel dramatique du poème. L'auditeur,
captivé par tant d'inspiration, éprouve l'étrange
impression d'assister à un récital de piano accompagné
par le chant ! Luttant contre cette bizarrerie, il laisse le chant reprendre
le dessus dans un très beau Immer leiser wird mein Schlummer
que la mezzo française chante avec une grande décontraction.
Elle semble avoir enfin trouvé le calme nécessaire au phrasé
qu'elle soigne tout particulièrement. A deux lieder de l'entracte,
c'est malheureusement un peu tard !
La seconde partie du récital
est dédiée à La Chanson d'Eve op. 95 de Gabriel
Fauré. A nouveau, Karine Deshayes prête une impeccable diction
aux dix poèmes de Charles van Lerberghe. Mais, comme au début
de son récital, la voix n'accroche pas. L'artiste semble rester
en deçà de l'interprétation. Bien vite, la fascination
se déplace sur l'accompagnement charismatique d'Hélène
Lucas. Soulignant le rythme des strophes, elle fait vivre les textes par
sa seule musique. Le toucher est sensible, admiratif, inspiré. C'est
le piano qui chante.
Comme on eut aimé que la mezzo
française s'exprime dans son récital avec la verve qu'elle
déploie dans la zarzuela donnée en bis ! Libérée,
elle s'emporte avec d'impressionnantes variations qui permettent d'apprécier
une remarquable technique vocale et une très belle manière
d'envoyer ces brillantes strophes à un public quelque peu refroidi
par le récital proprement dit.
Jacques SCHMITT