LA LUMIÈRE ET LA GRACE
Créés en italien à
la Scala de Milan le 26 janvier 1957, Les Dialogues des Carmélites
retrouvent la capitale lombarde avec une distribution un peu moins prestigieuse,
mais en français cette fois et le succès est à nouveau
au rendez-vous.
Principal artisan de cette réussite,
Robert Carsen dont la production, d'une exceptionnelle sobriété,
semble s'imposer comme une évidence. Le décor se limite à
trois immenses murs gris qui ferment totalement l'espace ou qui de tant
à autres se soulèvent du sol à hauteur d'homme pour
permettre le passage des interprètes ; un siège Louis XVI
: nous sommes chez le Marquis ; recouvert d'un lin blanc, voici le fauteuil
de la Prieure ; quelques bancs et nous sommes chez les Carmélites
au travail ; bancs renversés, fauteuil à moitié détruit,
cela suffit à figurer le passage de la Révolution...
Dans ces conditions, le travail sur
la lumière est primordial : on savait Jean Kalman grand artiste,
on le découvre ici proprement inspiré, serviteur fidèle
de la conception de Robert Carsen.
Comme souvent, la mise en scène
du Canadien repose avant tout sur l'image ; certains pourront reprocher
que quelques options rappellent des productions passées : c'est
oublier que Carsen est avant tout un artiste qui se cherche, tournant autour
d'idées fortes pour mieux les cerner, sans chercher l'originalité
à tout prix (1). Reproche-t-on
à un Monet de ressembler à un Monet ?
La direction d'acteurs est admirable
jusque dans des détails parfois malheureusement interdits aux spectateurs
les plus éloignés (je pense par exemple à ce basculement
quasi imperceptible à la fin de la scène où Blanche
annonce au Marquis son désir d'entrer au Carmel : autorité,
dureté, puis un simple regard qui s'éclaire de bienveillance
et d'humanité... tout est dit).
Le rôle de Blanche est dévolu
à la jeune Dagmar Schellenberger ; jolie voix à l'aise sur
toute la tessiture, français quasiment sans accent, prononciation
assez claire : elle ne mérite vocalement que des éloges ;
dans un autre ouvrage, le volume vocal serait peut être insuffisant.
Le personnage appelle plus de réserves : limiter Blanche à
un être uniquement habité par la peur serait un peu caricatural
(encore que tout est relatif !) et il n'est pas inintéressant d'imaginer
qu'une certaine fierté puisse être un des moteurs de ses actes
; malheureusement, on a plutôt l'impression que cette composante
prend ici le dessus. Au final, cette Blanche, un peu trop teintée
d'orgueil, n'est plus ce personnage dont la faiblesse même est la
raison de l'amour que lui portent ceux qui l'entourent (l'ancienne Prieure,
Soeur Constance, le Marquis ou le Chevalier avec lequel le terme même
de "compassion" est employé lors de leur dernier duo). Malgré
ces menues réserves un peu longuement exprimées, cette chanteuse
encore très jeune est vraisemblablement une artiste à suivre.
Le rôle de Soeur Constance est
sans doute plus facile à caractériser : il faut néanmoins
en souligner l'interprétation tout en finesse de Laura Aikin, la
grâce et la légèreté même, qui lui vaut
une ovation aux saluts.
A priori, on attendait davantage
Anja Silja dans le rôle de Mère Marie ; la première
scène confirme cette idée : certes, la Prieure est explicitement
autoritaire vis-à-vis de Blanche ; mais si celle-ci peut être
dupe de cette autorité destinée à l'éprouver,
le spectateur sait la compassion qui déjà atteint la vieille
religieuse ; l'interprète doit donc jouer également sur le
registre de l'humanité, même si celle-ci ne doit qu'affleurer.
Dans cet exercice, Anja Silja déçoit sans véritablement
surprendre.
Mais les deux parties de la scène
finale viennent amplement racheter cette première impression ; inutile
de préciser que la mort fait véritablement froid dans le
dos : engagée, dramatique mais évitant un histrionisme vériste,
c'est une réussite totale. Plus étonnante est la dernière
entrevue avec Blanche : c'est l'Amour qui semble rayonner de la Prieure
; finesse, justesse, un véritable art de l'indicible.
Face à une telle interprétation,
on passera sur un accent un peu plus prononcé que celui de ses partenaires
et quelques problèmes techniques (2)
: des sauts de registre dans le grave, un bas médium parfois difficilement
audible... mais l'artiste nous gratifie aussi de quelques aigus toujours
aussi impressionnants !
La vocalité de Barbara Denver
convient parfaitement à l'autorité de Mère Marie,
l'artiste restant convaincante jusque dans ses remords finals. Si l'accent
français est bon, la diction manque parfois de clarté.
Elisabete Matos incarne avec conviction
une Madame Lidoine pleine d'humanité, même si certains aigus
"à l'arraché" ne sont pas toujours techniquement... très
catholiques.
Physique d'Antonio Banderas dans le
remake de Zorro, voix agile, interprète impliqué et
juste, Gordon Gietz est un Chevalier admirable (pour être tout à
fait complet, disons "qu'il se la joue" quand même un peu, et notamment
aux saluts !).
Dans un rôle parfois sacrifié,
Christopher Robertson est un Marquis tout aussi convaincant, même
si le matériau vocal n'est pas absolument de toute première
qualité.
Les seconds rôles mériteraient
tous une mention, en particulier l'aumônier de Mario Bolognesi :
il y a longtemps qu'on n'avait pas entendu des artistes italiens maîtriser
à ce point une vocalité française (dans le rôle
du geôlier, l'excellent Philippe Fourcade est d'ailleurs le seul
Français de la distribution).
Les Carmélites sont, en tous
points, exemplaires, leur intervention culminant bien sûr avec la
scène finale, étonnamment chorégraphiée : les
religieuses chantent avec des mouvements de corps du genre "langage pour
malentendants" ; chaque fois que le couperet tombe, une religieuse s'arrête
de chanter et se couche en croix sur le sol. L'effet est assez saisissant
(combien sommes-nous loin de la production parisienne, si terre à
terre de Madame Zambello...).
Dans un répertoire où
on ne l'attendait pas, Riccardo Muti offre une lecture qui ne renouvelle
pas vraiment le chef-d'oeuvre de Poulenc, mais d'une intensité dramatique
constante. Comme toujours, Muti évite le romantisme (même
si une telle approche se révèle très efficace sous
d'autres baguettes). Les couleurs orchestrales sont somptueuses (notamment
l'introduction de la dernière scène, magistrale), sans que
cette splendeur ne vienne altérer le drame par un hédonisme
mal venu.
Grâce à un surtitrage
efficace (comme au Met, c'est-à-dire sur le sommet de chaque siège,
mais en trois langues : italien, anglais et le texte français original),
les spectateurs peuvent apprécier la splendeur et la profondeur
du texte de Bernanos, ce qui ne contribue pas pour rien au succès
final.
Ce soir, Les Dialogues ont
confirmé qu'ils appartenaient bien au répertoire de la Scala.
Placido CARREROTTI
Notes
1. C'est
ainsi que son Jérusalem fait écho à son Nabucco,
sa Femme sans ombre à Rusalka, etc. sans qu'il faille
voir là l'application d'une recette, mais plus tôt la recherche
de convergences.
2. A
ce stade de sa carrière, Anja Silja, comme précédemment
Rysanek, Mödl, Crespin ou Scotto, est confrontée à des
choix difficiles : les anciens rôles sont devenus trop périlleux,
et les rôles "de caractère" tels celui de la Prieure ou par
exemple celui de la Comtesse de La Dame de Pique sont une tentation : en
revanche, la voix n'a pas nécessairement évolué vers
le grave et la "forcer" un peu trop tôt dégrade les aigus.
On peut donc se demander si la cantatrice n'a pas tenté sa reconversion
trop tôt ? Pour une analyse complète
du chef-d'oeuvre de Poulenc, consulter l'excellent dossier de Forum
Opéra